Prédestination
grenouille-bleue
Bob avançait sur la route au goudron fatigué. Il portait ses maigres possessions dans un grand sac; un couvre-chef à l'effigie d'une fameuse marque de pastis dissimulait son crâne rasé.
- Chapeau, Bob !
Ce refrain l'avait poursuivi depuis la maternelle où les enfants amusés formaient des rondes autour de lui en chantonnant. Les prénoms américains n'étaient pas encore à la mode - peu de Brandon, de Dylan, de Matt au fin fond du Limousin. Pour les écoliers, un bob, c'était ce galurin informe que les parents leur vissait sur le crâne dès que le soleil menaçait. Alors, bien sûr, ils se vengeaient. Bien sûr, ils se moquaient.
De Bob.
L'ancien prisonnier marchait d'un bon pas, le sourire aux lèvres, ce sourire fixe qui avait incité ses avocats à plaider la démence lors du procès. Raté, il avait écopé de quinze ans de prison. Trois pour chacun des gamins qu'il avait étouffés, lentement, tendrement, en leur faisant avaler son chapeau.
Il était désormais libre, et il entendait bien le rester, oui Monsieur. Impossible de retourner derrière ces barreaux, dans ce tombeau de béton qui emplissait votre quotidien d'un gris sale et délavé. Une vie nouvelle s'offrait à lui, sans moqueries ni murs barbelés. On lui avait appris un métier; il avait fait des chaises, des tables; il tirait une sourde fierté de son travail de menuisier. Il connaissait déjà quelques entrepreneurs prêts à lui donner sa chance.
Il y songeait encore en passant devant le gamin, qui buvait un soda à même la canette dans l'embrasure d'une porte cochère. Il ne devait pas avoir plus de dix ans, les lèvres déjà étirées en un demi-sourire. Le contraste entre l'homme grand, musclé, impeccablement habillé, et le bob ridicule juché sur son front ne pouvait qu'attirer son attention.
- Hey, m'sieur ! Il est trop fort, votre chapeau ! Vous assurez grave !
C'était si facile de redonner corps aux souvenirs. Les voix aigües, pas encore passées par le filtre de l'adolescence, ces timbres modulés pour ricaner et se moquer. Il se rappelait les plaisanteries, les rires, les bousculades, au point d'oublier l'acajou, le sorbier, l'odeur du pin séché et de la colle à bois.
Tout en étouffant le gamin, Bob se demandait tristement comment aurait tourné sa vie si ses parents l'avaient appelé Philippe ou Marc.
excellent, du noir efficace, j'adore !
· Il y a presque 14 ans ·polluxlesiak
Félicitation monsieur la Grenouille, votre texte est très efficace. Vous jouez sur l'homophonie et y trouvez un sens narratif très intéressant. Vous respectez toutes les contraintes. L'exergue au lecteur ( oui Monsieur ) paraît maladroite ici et peut brouiller la focalisation utilisée. Les répétitions stylistiques sont utiles, elles ne doivent pourtant pas être systématiques. Belle chute.
· Il y a presque 14 ans ·abeline
Très bien menée, ton histoire et belle écriture.
· Il y a presque 14 ans ·nouontiine
Comme D'hab suis fan...
· Il y a presque 14 ans ·joann
Vraiment très bien, avec une écriture que je découvre avec grand plaisir ! Bravo Grenouille bleue, extra !
· Il y a presque 14 ans ·leo
Excellent ! Pauvre Bob, marqué par la prédestination de son prénom. Très noire, cette histoire et très bien menée !
· Il y a presque 14 ans ·mls
L'histoire ne dit pas si Bob avait un beau nez... :)
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Un prénom pour la mort. Bien joué.
· Il y a presque 14 ans ·yl5
J'ignore quel est le but de l'exo 16 car l'intitulé ne figure plus en page d'accueil, néanmoins, vos lignes sont exquises. Très littéraires. Pour tout dire, le thème ne m'intéresse guère. Grenouille Bleue, vous êtes excellente. Une denrée rare et précieuse dans ces contrées WLW. Merci infiniment. Un grand bonheur de vous lire.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron