Profession comptable

Apolline Mariotte

Le jour se lève sur le quartier d’affaires de la Défense. De la fenêtre de mon studio, j’observe le jeu des rayons du soleil matinal sur les arêtes des tours. Emmitouflée dans un plaid, un ristretto brûlant dans les mains, je savoure les quelques minutes de tranquillité qu’il me reste, imaginant le réveil de la fourmilière.

Grande Arche, tout le monde descend. Le flot des voyageurs se déverse sur le quai et investit en quelques secondes l’escalator. Les tailleurs-jupes côtoient les costumes-cravates dans un ballet de cadres dynamiques et moins dynamiques. Les uns s’accordent une cigarette, les autres closent déjà une conversation téléphonique décisive ; en quelques minutes, tous pénètrent dans le ventre des colosses de verre et d’acier.

Parmi eux, Christiane, jupe sous le genou et collants de contention, mise en plis impeccable, tente de suivre le rythme de son pas court. Droite comme un i, elle attend patiemment que les portes de l’ascenseur s’ouvrent à son étage puis se dirige vers son bureau, au bout du couloir, troisième porte à gauche après la machine à café.

Elle pousse la porte, pose son sac sur la console, se débarrasse de son écharpe, replace une mèche indisciplinée, balaye un grain de poussière imaginaire sur le col de son manteau en tweed lie de vin. Puis seulement, elle lève les yeux vers ses collègues et, se frottant les mains, prononce avec éloquence un il fait froid aujourd’hui des plus sagaces.

Christiane est comptable. Toute la journée, elle se terre au fond du couloir, n’en sortant pas même pour le déjeuner, repas qu’elle a pris soin d’apporter dans une boîte Tupperware. Lorsque l’on frappe à sa porte, protégée derrière sa rangée de classeurs, elle lève à peine les yeux, une paire de verres progressifs – retenus par une chaînette dorée – sur le bout de son nez aquilin.

Imperturbable, elle tape à toute vitesse sur son pavé numérique. Ses semelles de crêpe grincent sur le petit marchepied prévu pour favoriser la circulation sanguine. L’on se présente, la boule au ventre, l’espoir suspendu à son verdict sur le règlement d’une facture urgente et tout de même une immense empathie et la folle envie de lui présenter ses condoléances.

D’un geste brusque et sonore, elle appose le tampon salvateur sur le document, essuie entre le pouce et l’index l’écume qui s’accumule à la commissure de ses lèvres et brandit la facture en faisant signe de ne pas la déranger plus longtemps.

Quelques jours plus tard, l’on apprenait, par un bruit de couloir, qu’à ses heures perdues, Christiane était championne de twirling baton.

apollinemariotte.wordpress.com

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