Pudeur assassine

Constance Berjaut

Ce soir, on se laisse couler en splendeur. On prend quelques heures pour lâcher prise. Le chemin vers la perdition est engageant, facile à emprunter, familier. On peut y aller les yeux fermés, trainant avec soi une autodestruction ponctuelle bien accueillie.

On connaît les étapes. La réserve des premiers instants autour d’une bouteille de vin, l’excitation de la danse entrecoupée d’alcools forts, la capitulation au milieu de la nuit d’un esprit face à un corps imbibé et en constante déshydratation de spiritueux. On aime ça. Toucher du doigt le concept de liberté. Sentir la brûlure du liquide le long de sa gorge avant l’explosion cérébrale. Voir tanguer les limites sociales et intellectuelles. Les limites physiques.

La pudeur est assassinée.
La chair reprend ses droits.

On danse. Avec les mots. Avec les hommes. Avec sa peine. On se laisse enlacer en espérant retrouver ses mains. Son étreinte. On lui garde le cœur et on laisse le corps. Il faut un opposé. Là où il est tendre, l’autre sera dur. Là où il nous considère, l’autre nous négligera.

On l’a vu arriver. Il nous a instinctivement et sexuellement captivé. Lui seul pourra nous posséder quelques heures. Peu importe la femme qu’il tient à son bras. Elle est parfaite pour une vie. On est supérieure pour une nuit.

On doit faire preuve de séduction, de ce pouvoir qui nous fait tant défaut. Pas de sourires engageants, de bons mots et de déhanché suave dans notre dot génétique et naturelle. Nous, on plante froidement notre regard dans celui de l’intéressé. On parle avec parcimonie, trop friande du spectacle social et humain qui se déroule sous nos yeux. On danse pour soi et non pour conquérir. On ne cherche pas à entrer en contact avant l’impact. On évolue avec les vieux restes d’une sauvagerie enfantine toujours incomprise mais tellement protectrice.

Et pourtant, on sait qu’il entendra nos appels muets de la même façon que l’on a senti son désir. Il faut juste une occasion. La femme qui oublie sa présence. L’alcool qui émousse la moralité des invités témoins. Un confident qui ne nous laissera pas nous faire surprendre.

La rencontre se fait. Un « suis-moi » glissé à l’oreille. Une main tendue. Une porte. Tout va très vite. On entre en possession l’un de l’autre. Les baisers sont envahissants, les doigts sans-gêne. Les yeux se ferment. Le rythme du cœur s’accélère, la conscience s’éteint, la présence permanente de l’être aimé disparaît. Enfin une respiration.

A cet instant, absolument rien ne peut se mettre entre cet homme et nous. Ni les souvenirs, ni les souhaits. On lui appartient pour quelques minutes. Il est tout ce que nous avons pour un instant. Notre seule richesse affective. Pour un peu, on se damnerait.

Cette alliance charnelle se termine au moment où l’on reprend possession de notre image. Se rhabiller, se recoiffer, effacer le maquillage qui a coulé. Sortir et sourire. La fête continue. Les rencontres clandestines aussi. Comme deux aimants, on devient amants le temps d’une soirée.

Entre chaque jonction, on côtoie l’officielle sans culpabiliser. La femme accepte sans ciller. Elle nous sourit, nous parle et pourtant, elle sent viscéralement qu’une nouvelle infidélité est venue bousculer son couple. Elle sait que notre seule responsabilité est d’être une femme malheureuse et accessible, une trainée aux yeux tristes, une amoureuse éconduite à la conduite imparfaite. Pas de quoi déclencher une sanguine jalousie. Nous ou une autre, elle a compris depuis longtemps que le mal se trouve dans son mâle. Mais elle l’aime. Et finalement, c’est cet amour sans condition et sans raison, qui la rapproche de nous, la maîtresse nocturne, l’amante mélancolique, la dépravée qui a perdu son innocence.

En réponse, on n’éprouve aucun remords. Depuis longtemps, on a renoncé à la dignité des femmes sans vices, à la culpabilité des vierges effarouchées, à la moralité des êtres sûrs de leur droiture. On préfère avoir tous les défauts du monde plutôt que de goûter à l’amertume des regrets.  Et puis, il nous a tellement rappeler un jeune homme que l’on avait aimé, le poivre et sel en plus éparpillés sur les cheveux. On s’est surprise à envelopper nos mains autour de son visage alors qu’il était à une tout autre affaire. On a cherché dans ses yeux l’absolu d’un amour révolu. Le temps où on n’imaginait pas être l’instrument d’une trahison. Le temps où on pensait naïvement que plus rien ne pouvait nous atteindre.

Et ce soir encore, on ose y croire. Rien ne peut nous atteindre. On se sent légère et affranchie. Mais notre âme, notre corps, notre esprit sont bien plus conscients que notre conscience. Ils se rebellent. Ils nous punissent. Parce qu’ils savent que nous valons mieux que cela. Mieux que des toilettes. Mieux que des hommes engagés. Mieux qu’une terrasse. Mieux qu’une épouse bafouée.

Alors, on se blesse distraitement. On renverse un verre sur notre pied qui l’ouvre jusqu’à l’os. On voit le sang couler. Sans angoisse. Sans larme. Sans douleur. Avec recul. On laisse une marque sur notre corps. Comme ça, chaque jour qui nous restera à vivre, chaque fois que nos yeux se poseront sur notre ancrage physique, on verra cette entaille recousue. On saura. L’âme et l’esprit absorbent les remords mais les font rejaillir quand les limites sont dépassées.

Malheureusement rien, si ce n’est les mots sincères d’un homme, si ce n’est une prise de conscience véritable, si ce n’est une certitude profonde, ne nous empêchera de reproduire cette soirée. A l’infini. On oubliera la cicatrice. On poursuivra la destruction inconsciente. Le sang coulera encore. Les balafres marqueront physiquement le manque, l’incertitude, les comportements déviants. Elles seront le témoignage somatique d’une période, d’un bout de vie, du vide. Elles souligneront l’anéantissement d’un espoir. La construction parfois difficile d’une existence humaine. Notre existence.

Un jour, on le sait, elles nous feront sourire.  

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