"Mon Dieu, qu’il était con!"
blanche-dubois
J'ai trié mes papiers, mes lettres et autres vieilles cartes postales. J'ai fait pas mal de tri aussi dans ma vie. Cela m'allège. Eh, eh, j'ai benné pas mal. J'aime faire table rase parfois sans peine, sans regrets. Parfois, je me rappelle des lettres écrites et puis, le progrès technique aidant, des courriels, toutes ces correspondances adressées à des hommes. Évidemment, je me souviens des belles, et surtout, des plus assassines. Avec le recul et la distance, je les trouve méritées et d'autres, injustes. Une appréciation plus clairvoyante après cette impulsivité qui est le pire de mes...
Toutefois, l'écriture de la lettre assassine mérite une double attention car assener des coups de pioches dans la tête tout en étant classieux, c'est un art. Avec un style bien ficelé et le sourire aux lèvres, sans aucune possibilité de réponse ou de révolte pour le destinataire : c'est le secret d'une belle lettre corrosive. Destinataire, tellement enfoncé dans sa chaise en la parcourant. Semer le trouble et le remords de façon différée, secrète et intime comme un poison lent, mummm…Heureusement, c'est très épisodique. La dernière salée remonte à trois ans : celle destinée à un médecin professeur de renom. Une journée pour l'écrire, un record. La lettre méchante est celle d'une personne humiliée mais pugnace. Si Madame Trierweiler avait été mieux conseillée, ce procédé sans merchandising aurait suffi.
A seize ans, j'étais accro aux surréalistes. Dorénavant beaucoup moins: trop d'artistes inégaux...Dali est sans doute le plus esbroufeur du groupe. André Breton, espèce de dogmatique, colérique…A l'époque, surprenant, maintenant peut-être banalement intéressant. L'expérience Dadaïste est peut-être la plus avant-gardiste finalement.
Par hasard, je suis tombée sur une lettre de Léo Ferré écrite à André Breton en 1956. Ce n'est pas très banal et cela méritait le détour. Sans doute la connaissiez-vous ? Moi pas du tout. Elle m'a tout simplement clouée sur ma chaise. «Eh bien dis donc, il a écrit une putain de lettre », et je pèse mes mots car je ne dis plus de gros mots aussi facilement.
Je ne suis pas spécialiste de ce poète-artiste-chanteur, que j'apprécie néanmoins, mais cet artiste politiquement incorrect avait tout un tas d'ennemis. C'est plutôt très bon signe. Il était haï par Jean Édern-Hallier qui lança une campagne contre Ferré en 1971 (dans le numéro 15 de L'Idiot international), en invitant le public à le recevoir lors d'un concert « à coup de pavés dans la gueule ! ».
Des amis aussi Ferré en avait. Porté aux nues par les Surréalistes, la relation Breton/Ferré avait plutôt bien commencé. Mais par un beau matin en cette année 1956, Ferré propose à Breton de lui confier l'écriture de la préface de son premier et unique recueil de poèmes : Poète… vos papiers ! Prônant alors le vers libre, Breton refusa dans un accès de colère, la teneur du texte n'étant pas du tout à son goût. Cet épisode sonna le glas de leur courte amitié, et Ferré, qui n'était pas homme à se laisser rabrouer, adressa une dernière lettre mordante à son « ami d'occasion. »
La voici, la voilà. A vous d'apprécier, admirateur ou pas.
Lettre à l'ami d'occasion
Cher ami,
Vous êtes arrivé un jour chez moi par un coup de téléphone, cette mécanique pour laquelle Napoléon eût donné Austerlitz. Je n'aime pas cette mécanique dont nous sommes tous plus ou moins tributaires parce qu'elle est un instrument de la dépersonnalisation et un miroir redoutable qui vous renvoie des images fausses et à la mesure même de la fausseté qu'on leur prête complaisamment. Et ce jour là, pourquoi le taire, j'étais prêt à toutes les compromissions : Vous étiez un personnage célèbre, une sorte d'aigle hautain de la littérature « contemporaine », un talent consacré sinon agressif. J'étais flatté mille fois que vous condescendiez à faire mon chiffre sur votre cadran à grimaces, pour solliciter une rencontre dont je ne songeais nullement à régler les détails… Trop ému, vous voyez je n'étais déjà plus flatté, j'aurais dû m'enquérir aussitôt - avant de faire les commandes d'épiceries - de votre personne, de vos problèmes, par exemple en mettant le nez dans vos livres. Je ne vous avais jamais lu, parole d'honnête homme, je ne l'ai guère fait depuis à quelques pages près. Les compliments qu'il m'a été donné de vous faire à propos de ces quelques pages étaient sincères, je le souligne. Votre style est parfait, un peu précieux certes, mais de cette préciosité anachronique qui appelle chat un chat et qui tient en émoi la langue française depuis qu'elle est adulte, guerres comprises. Bref j'ai lavé les chiens, acheté le whisky et mis mon cœur sur la table. Vous êtes entré.
Votre voix me frappa au visage comme une très ancienne chanson, une voix d'outre-terre dont je n'ai pas fini de dénombrer les sourdes résonances, un peu comme votre écriture lente, superbe, glacée. Avant de vous entendre on vous écoute, avant de vous comprendre on vous lit. Vous avez la science des signes, du clin d'œil, de la pause. Vous parti, il ne reste qu'une inflexion, qu'un froissement d'idée, qu'une sorte de vague tristesse enfin qui s'éteint avec les derniers frottis de vaisselle. Et l'on en redemande ! C'est assez dire le charme que vous distillez, un peu comme les jetons de casino, cette fausse monnaie, qui détruisent la vraie valeur pour ne laisser qu'une pauvre hâte à recommencer toujours et à perdre sans cesse. À vrai dire vous êtes un Phénix de café concert, une volupté d'après boire, un rogaton de poésie. Vous êtes un poète à la mode auvergnate : vous prenez tout et ne donnez rien, à part cet hermétisme puritain qui fait votre situation et votre dépit.
Vous avez amené chez moi toute une clique d'encensoirs qui en connaissaient long sur le pelotage. Ce n'étaient plus de l'encens, mais un précis frotti-frotta comme au bal, dans les tangos particulièrement, quand ça sent bougrement l'hommasse et qu'il y passerait plus qu'une paille. Vos amis sont nauséabonds, cher ami, et je me demande si votre lucidité l'emporte sur les lumières tamisées ou les revues à tirage limité. Tous ces minables qui vous récitent avec la glotte extasiée, ne comprenez-vous pas peut-être leurs problèmes et leurs désirs : ils vous exploitent et c'est vous en définitive qui passez à la caisse car l'ombre que vous portez sur leurs cahiers d'écoliers c'est tout de même la vôtre. Ils ont Votre style, Vos manières, Vos tics, Votre talent peut-être, qui sait ? Je suis venu quelquefois vous chercher à votre café « littéraire » et ne puis vous exprimer ici la honte que j'en ressentais pour vous. On eût dit d'un grand oiseau boiteux égaré parmi les loufiats, chacun payant son bock, et attendant la fin du monde. Quelle blague, cher ami, Vous qui m'aviez émerveillé, je ne sais comment, et qui vous malaxez chaque éphéméride à cette sueur du five o'clock.
Je ferai n'importe quoi pour un ami, vous m'entendez cher ami, n'importe quoi ! Je le défendrai contre vents et marées - pardonnez ce cliché, je n'ai pas votre phrase acérée et circonspecte - je le cacherai, à tort ou à raison, je descendrai dans la rue, j'irai vaillamment jusqu'au faux témoignage, avec la gueule superbe et le cœur battant. Vous, vous demandez à voir, à juger. Si l'on m'attaque dans un journal pour un fait qui m'est personnel, vous ne levez pas le petit doigt sur votre plume même si c'est ma femme qui vous le demande, sans vous le demander tout en vous le demandant. Vous êtes un peu dur d'oreilles et les figures de littérature dans une lettre d'alarme ça ne vous plait guère. Quant à enfoncer les portes que vous avez cru ouvrir il y a quelques décades, vous êtes toujours là : la plume aux aguets et le « café » aux écoutes…
Il y a ceux qui font de la littérature et ceux qui en parlent. Vous, de la littérature, vous en parlez plus que vous n'en faîtes. Vous avez réglé son compte à Baudelaire, à Rimbaud, pour ne parler que de ceux à qui vous accordez quelque crédit quand même. À longueur d'essais, de manifestes, d'articles, vous avez vomi votre hargne, expliqué en long et en large vos théories inconsolées, étalé vos diktats. Vous avez signifié à la gent littéraire de votre époque que vous étiez là et bien là, même à coups de poings, ce qui n'est pas pour me déplaire car vous êtes courageux, tout au moins quand vous avez décidé de l'être. Votre philosophie de l'Action ne va jamais sans un petit tract, sans un petit article ; vous avez la plume batailleuse, comme Victor Hugo et quand il part à Guernesey vous poussez une pointe aux Amériques, ce qui n'est pas non plus pour me déplaire, anarchisme aidant, l'Unique c'est Ma Propriété. L'histoire de la Hongrie s'est réglée pour vous, pour moi, pour d'autres, par un tract - encore - des signatures, une nausée générale et bien européenne et les larmes secrètes de Monsieur Aragon qui n'a pas osé se moucher. Alors, mon cher ami, permettez que je rigole de nos vindictes qui avortent en deuxième page de Combat, et allons à la campagne.
Nous, les poètes, nous devrions organiser de grandes farandoles, pitancher comme il se doit et dormir avec les demoiselles. Non, nous pensons, et jamais comme les autres. Quand il nous arrive de diverger dans nos élucubrations, on se tape dessus, à coup de plume, toujours. J'ai eu l'outrecuidance d'écrire en prose une préface, une introduction, une « note » si vous préférez - et cela pour vous laisser la concession du manifeste, concession que vous tenez d'une bande de malabars milneufcentvingtiesques qui avaient moins de panache que vous - je me suis donc « introduit » tout seul un petit livre de poésie où je pourfends le vers libre et l'écriture automatique sans penser que vous vous preniez pour le vers libre et pour l'écriture automatique et je ne savais pas que vous n'étiez que ça en définitive : un poète raté qui s'en remet aux forces complaisantes de l'inconscient. Vous avez rompu comme un palefrenier, en faisant fi de mon pinard, des ragoûts de Madeleine, et de ce petit quelque chose en plus de la pitance commune qui s'appelle l'Amour. Vous m'avez fait écrire une lettre indigente par un de vos « aides » dans ce style boursouflé dont vous êtes le tenancier et qui dans d'autres mains que les vôtres devient un pénible caca saupoudré de subjonctifs. Tel autre de vos « amis » et que par faiblesse et persuasion j'avais pris en affection jusqu'à le lire - car il signe aussi des vers libres - m'envoya dinguer toujours dans ce style qui se regarde vagir. Je passe l'intermède de votre revue « glacée » où en deux numéros j'allais du grand mec à la pâle petite chose. Un de vos vieux amis enfin m'a « introduit » dans une anthologie, moi le maigre chansonnier et chose curieuse nous sommes vous et moi et côte à côte les deux seuls vivants à essayer de bien nous tenir parmi et au bout de tant d'illustres cadavres. Vous ne trouvez pas qu'il y fait un peu froid ?
Je vous dois cependant certains souvenirs lyriques autant que commodes à inventorier : nos conversations à brûle-pourpoint, votre admirable voix lisant de la prose et je vous dois aussi de m'avoir sorti dans le moyen-âge dont vous savez tous les recoins et même les issues secrètes, à croire que vous en êtes encore.
Si j'en crois l'un de vos amis de la première heure et qui brinqueballe encore les insultes dont vous l'avez gratifié et ce « quand-même-on-ne-peut-pas-le-laisser-tomber » m'a affirmé que vous reviendriez à moi, les bras ouverts et la mine prodigue, car dit-il, un masochisme incurable vous pousse depuis des années à faire, défaire et refaire vos amitiés. Je n'en crois rien et vous laisse bien volontiers à vos vers libres.
Croyez que je regrette bien sincèrement de vous avoir eu à ma table.
Léo FERRE
Sacré Léo, va...
· Il y a plus de 8 ans ·frederik
Un beau partage que voilà ! Merci !
· Il y a environ 9 ans ·nadege-chatellier
Merci d'avoir porté ce chef-d'oeuvre à ma connaissance et d'y avoir apporté par écrit votre subtile pertinence
· Il y a environ 10 ans ·Chris Toffans
merci bcp...
· Il y a presque 10 ans ·blanche-dubois
Quelle jolie mise en avant de ce chef d'oeuvre écrit par Ferré...Cela me donne des envies d'écrire des lettres assassines!!!
· Il y a environ 10 ans ·Mickael Froideval
Merci pour votre commentaire ! C'est vrai que ce type de lettres on en écrit pas tous les jours!
· Il y a presque 10 ans ·blanche-dubois
Quand je pense qu'on aurait dû être privé de la préface de "Poètes... Vos papiers!" par Ferré, et que cette préface a bouleversé mes 15 ans.
· Il y a environ 10 ans ·Breton, même dans ses refus, fût un surréaliste.
Je vais aller brûler un cierge, tiens!
Frédéric Clément
Je savais que tu allais me faire un petit coucou cher poete!
· Il y a environ 10 ans ·blanche-dubois
C'est un plaisir à chaque fois, même si je ne laisse pas toujours de commentaire.
· Il y a environ 10 ans ·Là, j'ai pas pu résister!
Frédéric Clément
et si sa préface avait été accepté ?
· Il y a environ 10 ans ·Nicole Azais
eh bien, Ferré l'a écrite lui même. On n'est tjrs mieux servi par soi-meme
· Il y a environ 10 ans ·blanche-dubois
Charmant de découvrir la prose écrite du cher poète ; on ne peut en dehors qu'admirer ta description, elles nous prépare à l'écriture de Léo et tu ne laisses mariner avant de comprendre où tu veux en venir, c'est un jeu auquel on se prend volontiers :)
· Il y a environ 10 ans ·Pierre Magne Comandu
Mon côté blablateuse.Je choisi souvent les lettres des autres en fonction de mon humeur du jour...En tout cas merci pour ta lecture !
· Il y a environ 10 ans ·blanche-dubois