Quand les hommes se cachent pour mourir (1/7)
Anne S. Giddey
Il est probable que la silhouette de l’oiseau de proie se découpait au lointain. Impérieux, impassible, l’aigle royal avait toujours souligné de ses affûts concentriques les grands tournants de la vie de Pierrick. Était-il message ? Un simple trompe-l’oeil ? L’aigle le renvoyait à sa démesure, à son statut d’alpiniste de renom, un état d’équilibre entre ciel et montagne. Avec une acuité particulière, il prenait alors conscience de la largesse de ses mains qu’il se mettait à triturer l’une contre l’autre. Il savait l’aisance à l’effort de son corps anguleux. Mais posé là, immobile face à la vallée, ce grand corps l’embarrassait soudain, le gênait aux entournures comme un pull-over mal jaugé, raté par toute une génération de grands-mères bien intentionnées qui n’avaient pas vu grandir le petit dernier. Pierrick se tortillait sur ses fesses dès qu’il devait rester assis plus de quelques minutes. Il n’était bien qu’en mouvement, quand sa foulée taillait la roche, fendait la glace.
Ce jour-là, il s’était levé avant l’aube pour prendre de l’altitude. Il a dû s’asseoir sur la balustrade de bois, les jambes dans le vide comme dans son enfance, comme durant toute sa vie. Il aimait par dessus tout venir ici, aux premières lueurs, sur la terrasse désertée du petit restaurant d’alpage qui surplombait le village. Balançant ses jambes, agitant la broussaille de ses sourcils, peignant de la main ses cheveux épais qui resteront toujours épargnés par la calvitie. Impatient. Seul au rendez-vous, il attendait les sept coups du matin qu’il savait scandés par une volée de cloches. Il pouvait alors respirer le rose orangé de l’aurore, sentant dans sa bouche comme un bonbon acidulé qui se mettait à fondre... A fondre sur ses lèvres, à couler dans ses joues creuses. A fondre sur les cimes les sortant une à une de l’ombre, faisant dégouliner la lumière rosée sur le relief accidenté.
Vu de cette terrasse, le Mont-Blanc semble plein de rondeurs. Une tripotée de mamelons pointant à l’horizon, fourmillant chaque jour d’alpinistes crochés à la rocaille, le souffle court. On sent d’ici le parfum des ascensions mythiques, des vies prises dans les glaces et rejetées au printemps dans la déferlante des rivières. Le printemps, le grand nettoyage… La montagne récurée dans ses moindres recoins par les eaux ruisselantes. La montagne. Oppressante ou légère ? Innocente ou coupable ? En cet instant où j’écris, où elle se gorge de soleil levant comme elle le faisait sous les yeux de Pierrick en d’autres temps, la montagne est définitivement coupable. Délinquante de trop de beauté, attirante à s’en rendre mort.
S’il a manqué la silhouette de l’aigle, Pierrick n’a pu rater sa stridence. L’intrusion du cri du rapace roi dans le silence lui a forcément relevé la tête, le sortant de sa rêverie. C’est à cet instant qu’il a dû se décider à redescendre. De neige mouillée sont les pentes, à la fin mars, aux abords de La Bergerie. De plus en plus verts, les vallons, à l’approche du village. Les dévaler, vite, toujours plus vite, jusqu’à courir dans le jour, se précipiter vers les odeurs de pain grillé. Se jeter dans les bras du destin et enfin devenir père. A quarante-huit ans, il était prêt. La première fois qu’il l’avait prise dans ses bras, il s’était revu à l’assaut du K2. Infiniment petit au pied du monstre. Sarah était infiniment minuscule au creux de sa main. Au commencement, mon fils était montagne. Je l’ai pensé montagne. Dans ce village de pierres suintantes et de vieillards, que même le temps ne parvenait pas à voûter, les rares enfants ne pouvaient que faire corps avec le roc granitique. Alors je l’avais prénommé Pierrick... J’espérais ainsi qu’il resterait au pays, qu’il s’identifierait aux pierres des montagnes et que ça ferait de lui un homme heureux. C’était le moment pour mon fils de naître à sa paternité. La solitude avait le regard blanc, étincelant. Il l’a laissée derrière lui.
Ah! Que ce texte me revivifie! Cette montagne aimant qui aspire pieds et cœur! Osmose amoureuse avec ces lieux de magnificence où la solitude est prière et méditation! Merci pour ce texte qui promet une suite passionnante, que je ne manquerai pas de suivre!
· Il y a environ 11 ans ·Colette Bonnet Seigue
Merci Colette ! Pour une fois, j'avais décidé de faire un peu prendre l'air à mon écriture qui a une forte tendance à aimer se frotter à l'urbain ;)
· Il y a environ 11 ans ·Anne S. Giddey
Merci à vous tous, j'ai un peu hésité à saucissonner cette grosse nouvelle pour la présenter en menus morceaux, c'est une tentative. Et j'espère ne pas trop vous essouffler en cours de route...
· Il y a environ 12 ans ·Anne S. Giddey
Oh que j'aime! ça sent la solitude et l'agonie, la crevasse et la mort... Toute la montagne est là: les ailes déployée de l'âme-aigle vers le ciel et le corps-glaise qui retourne lentement à la terre mère avec la fonte des glaces.
· Il y a environ 12 ans ·Je vois des ombres où il n'y en a peut-être pas, mais la montagne n'est fascinante que parce qu'on y contemple en frissonnant l'insignifiance de notre existence.
Je me "mousquetonne" donc à Colette pour l'ascension que tu nous proposes.
Heureux de te retrouver, Anne. Tu restes ma première de cordée!
Frédéric Clément
Je suis heureuse de retrouver tes mots toujours justes, forts et sensibles, Anne et je vais suivre avec bonheur cette nouvelle montagnarde!
· Il y a environ 12 ans ·Colette Bonnet Seigue
Un superbe récit , aussi bien dans l'écriture que dans l'intensité, bravo à vous
· Il y a environ 12 ans ·marielesmots
Prête à gravir avec toi les sept chapitres ce cette nouvelle. Ici, c'est toujours au bonheur des mots. Vais pas me priver!
· Il y a environ 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
moi qui aime la montagne, je ressens ce que tu décris si bien ... comme le courant d'air vivifiant quand on arrive au col ... et les maisons si petites dans la vallée ...
· Il y a environ 12 ans ·woody
J'aime toujours la plume, j'aime beaucoup la photo, j'adore la montagne même si elle m'effraie (peut-être pour ça que je l'aime)...
· Il y a environ 12 ans ·Pierrick, ça sonne breton aussi, de la trempe des têtus...de ceux qui ne lâchent jamais. Surtout pas leur passion !
Mathieu Jaegert