Rêve mégalo

Karine Géhin

— Mystéria, pouvez-vous m'expliquer votre parcours? Comment êtes-vous devenue l'auteure à succès que nous connaissons tous et dont le dernier roman vient juste d'être adapté au cinéma par Steven Spielberg?

— Pour tout vous dire, cher Michel, tout a commencé un dimanche après-midi. J'avais un gros rhume et je trainais mes guêtres dans mon petit salon, comme une âme en peine, de l'ennui plein les poches. La télévision ne déversait comme à son habitude que des programmes réchauffés, vus et revus. Même mon chat avait grise mine, à me voir dépérir comme un tournesol à l'ombre.

Vautrée dans mon canapé, les fesses coincées entre un sirop pour la toux, une boîte de mouchoirs, de l'advil et une bouteille de volvic, je commençais sérieusement à envisager la pire extrémité. Le suicide par ingestion massive de barquettes à la framboise.

Nonobstant mon goût immodéré et quasiment maladif pour la framboise, j'ai préféré allumer mon ordinateur, eu égard à mon postérieur déjà pas mal coincé dans les coussins.

— C'est passionnant!

— Vous trouvez? Ça ne va pas mieux vous, Michel!

Quoi qu'il en soit, j'étais inscrite sur un site internet pour écrivains en herbe. Voire, dans mon cas, en friche. Et sur la page d'accueil dudit site, mes yeux embués par la fièvre tombent sur un concours proposé par une maison d'édition de livres pour la jeunesse. Qu'à cela ne tienne, voilà une occupation digne d'intérêt pour un petit mousse dans mon genre.

J'ai donc écrit la nouvelle demandée, emportée par un élan aussi soudain qu'enfiévré. En un après-midi, l'histoire était bouclée.

C'était une fable, une comptine pour enfant, dans laquelle une méchante femme, tentait, par tous les moyens en sa possession, de toucher du bout de sa langue  (qu'elle avait acérée et fort longue) de pauvres innocents. Si elle vous touchait, vous deveniez aussi méchant qu'elle à votre tour et votre langue poussait, poussait et devenait très pointue. Cette histoire faisait très peur.

— Comment cette histoire finit-elle?

— Cher Michel, je vous invite à la lire! Bref. Cette comptine a beaucoup plu et a gagné le concours. C'est de cette manière que j'ai été "repérée".

J'ai publié une histoire, puis une autre, ma notoriété n'a cessé de croître. Un réalisateur français très célèbre a voulu acheter mes droits pour une adaptation cinéma de cette fable mais j'ai refusé, elle est comme une sorte de grigri à mes yeux. En plus, il voulait transformer ma vilaine sorcière en sorcier et l'acteur choisi pour le rôle ne me plaisait pas…

— Mystéria, votre histoire est fascinante. Mais, si je peux me permettre, vous ne semblez pas… comment dire? Satisfaite.

— Hé bien… Spielberg va adapter "La danseuse et le fromager. Désormais je vis de mes écrits et ma vie a changée.

Mais j'ai dû arrêter les barquettes à la framboise sur les conseils de mon éditeur. Les grosses fesses ne plaisent pas au public parait-il… Je ne vois pas le rapport vu que mes textes ne sont pas publiés dessus… Mais bon.

J'ai une grande maison. Mais je ne vis que dans le bureau. J'ai une belle voiture, mais toujours pas le permis. J'ai plein de beaux vêtements, mais je suis toujours en jean… Mon chat est mort, j'avais oublié de lui donner à manger. Ma mère est très fière, mais je ne la vois jamais. Mon mari est parti avec une danseuse du ventre… rencontrée sur le tournage du film.

Mon éditeur me pousse à écrire. Encore et encore. Toujours dans le même style, des fables pour les gosses. Mais moi, j'en ai marre des gosses… J'écris ce qu'on me demande et je reçois de gros chèques, mais…

Je m'ennuie.

Je voudrais écrire une histoire dégueulasse de tueur en série qui découpe des femmes en tranches parce qu'il a été traumatisé par sa mère qui menaçait de lui couper des petits bouts de zizi avec les ciseaux à ongles quand il pissait au lit!

J'ai recommencé à fumer, je n'ai plus d'ongles, je perds mes cheveux… c'est la frustration! Je n'en peux plus! JE CRAQUE! MIIIICHEL!!! JE VAIS TOUT CASSER! ARRGHHH!

— Sécurité! SÉCURITÉ!

— Lâchez-moi bande de cons!

— Mys! Hé, Mys!!

— Hein? Quoi? …

— Tu t'es endormie sur l'ordinateur! Ça va?

— Quoi? Hein? Ouf! Oh mon Dieu, oh merci mon Dieu!!!

— Depuis quand tu crois en Dieu toi?

— Quoi? Ah, ça! Cherche pas! Fais-moi un bisou!

— T'es sûre que ça va? (smack) Il est 2h30 du mat' et t'es pas venu au lit! Avec la fièvre que tu as! T'es encore sur la nouvelle de la sorcière? Hé! Mais qu'est-ce que tu fais? T'as tout effacé!

— Oui, oui, je sais…Heu… tu peux aller me chercher les ciseaux à ongles dans la salle de bain s'il te plaît, je voudrais vérifier un truc…

— Heu… si tu veux…

— Merci. …  Hé, bébé?

— Oui?

— Jure-moi que si un jour je deviens célèbre et que Spielberg me fait de l'œil,  JAMAIS tu ne m'accompagneras sur un plateau de tournage!

— J'appelle un médecin.

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