Romulus et Remus

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Dans le cadre du concours Shakespeare et la jalousie

Peut-on être jaloux de soi-même ? Il ne s'agit pas d'un bachotage de philosophie. Ce n'est qu'une interrogation sur les relations qui me lient à mon jumeau et à laquelle je vais tenter de répondre.

Dès notre enfance, la jalousie fut le point de  discorde. Quand nous étions à table, maman devait tout compter, peser ou mesurer : frites, purée ou morceau de pain.

C'était pareil pour les jouets à une nuance près. Pour Benoît, ils étaient souvent de couleur bleue pour être certain de son propriétaire : bleu, comme Benoît. Ainsi, il avait droit à la fourgonnette de gendarmerie alors que j'héritais du camion de pompier. Par contre, l'échelle, pas celle de pompier, devait être rigoureusement identique. C'eut été un drame que l'estafette au 1/43e ridiculise mon véhicule d'intervention au 1/50e. Pour les Playmobil, nous étions plus arrangeants et moins mesquins. Si j'avais les indiens et lui les cow-boys, nous ne comptions pas les accessoires. Quand la différence apparaissait trop flagrante, il était alors facile de faire disparaître un chapeau ou un arc.

Bien sûr, tout était  chronométré : le temps passé dans le bain ou les minutes écoulées sur les genoux de la grand-mère.

Quand nous entrâmes à l'école, les choses devinrent plus compliquées. Les trousses ou les classeurs n'étaient pas le souci. Ma maman était rodée avec les aliments. Ce sont les maîtres qu'il fallait plaindre. Au niveau du classement, ce fut vite résolu. J'étais invariablement troisième et lui se faisait toujours griller la quatrième place par Jean-Christophe Lebrun. Si l'un des deux soupçonnait du favoritisme au détriment de l'autre, il s'instaurait des échanges cryptophasiques, basés sur le langage que nous avions développé et compréhensible que par nous seuls.

Il y a aussi des anecdotes troublantes, qui se sont passées essentiellement durant la préadolescence. Il nous arrivait, alors que nous n'étions pourtant pas assis l'un à côté de l'autre, de rédiger exactement les mêmes phrases. A cette époque, il en était souvent de même pour nos rêves. Je tiens à préciser qu'ils n'avaient aucun caractère érotique. Dans ce cas, les dés auraient pu être pipés par le désir commun de posséder une de nos camarades.

Un autre problème concernait les épreuves sportives. Je me souviens de l'annotation du professeur de cette discipline en sixième : « seul le grimper à la corde a pu les départager ». Quand nous faisions du vélo, plus particulièrement quand nous montions des cols alpins pendant les vacances, nous aurions préféré crever que de mettre pied à terre ou de ne pas arriver le premier au sommet.

En quatrième, nos chemins se séparèrent : il intégrait une classe d'Espagnol et moi d'Allemand-Latin. Pour se venger de sa frustration, il me piquait mes copains. Mais les choses s'arrangèrent au lycée. Après avoir tous les deux redoublé notre troisième, nous nous retrouvions de nouveau dans la même classe jusqu'au bac.

Que se passa-t-il à l'heure des flirts ? J'avoue que je jetais l'éponge. Il était moins timide que moi et si l'envie me venait de lui griller la politesse, il  rappelait à l'ordre en me complexant sur mon grain de beauté. Je dois dire toutefois  qu'il n'a pas toujours été ingrat et qu'il a su me passer le relais quand il était lassé par une fréquentation.

Au jour d'aujourd'hui, la jalousie a totalement cessé : nous sommes en brouille. Jusqu'à il y a peu, nous étions pourtant toujours envieux l'un de l'autre, du poste occupé à la différence de salaire et après que nos parcours professionnels communs chez Auxchiants et Au Roi Merlin se soient séparés. Nous nous sommes retrouvés pendant six mois dans le même magasin. Une secrétaire comptable hallucinait de nos perpétuelles chamailleries qui ne volaient pas plus haut que ses enfants de neuf et sept ans : la honte !

Finalement, rien de bien neuf sous le soleil des homozygotes depuis Romulus et Remus et le décompte des Augures.

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