Rose [Club Jetez l'encre]

octobell

Il évita de justesse une casquette qui s’était envolée, entraînée par l’une de ces bourrasques annonciatrices de la fameuse tempête du siècle. Les agents de police couraient, hurlaient, leur voix bataillant ferme avec le cri du vent, les vestes de leur costume claquant dans un rythme de percussions effréné. Ils déployaient des efforts monumentaux pour que la Nature ne balaye pas la scène de crime.

C’était un de ces jours pré-apocalyptique où tout le monde se met en branle pour se préparer à la fin du monde. Chacun aurait voulu rester cloîtré chez lui pour voir les reporters galérer en direct à la télé. Mais il n’en était pas ainsi aux abords du port de Douvres. Ils avaient trouvé ce cadavre à moitié enfoui dans le sable, sur la plage qui longeait la rue de Waterloo.

« Foutus psychopathes… » Grommela Ford en maudissant intérieurement ce putain de sable qui était en train de bousiller ses derbies.

« Pardon commandant ? » Intervint son second, le capitaine McGarrow, qui avançait à ses côtés. Ford n’eut qu’un geste de la main pour signifier que c’était sans importance. Il accéléra l’allure jusqu’au bivouac rudimentaire tendu au-dessus du cadavre. Là-dessous, la coroner était déjà en train de jouer ses premiers pronostics, habillée de sa combinaison blanche. Elle se redressa vivement, ses longs cheveux blonds fouettant son visage, lorsque le commandant Ford passa sous la toile.

« Bonjour Commandant. »

« Heathrow. » Répondit-il, minimum syndical de politesse, avant de demander sans détour : « Alors ? »

« C’est passionnant ! » S’enthousiasma la jeune femme avec un large sourire. Mais les regards noirs que lui lancèrent Ford et McGarrow eurent vite raison de celui-ci. « Euh, je veux dire… C’est intriguant ! Etant donné l’état de décomposition du corps, je dirais qu’elle est morte depuis au moins deux semaines. A confirmer avec l’autopsie. Et pourtant, regardez… »

Heathrow s’accroupit vers le cadavre en partie déterré au pinceau par les agents de police, et de ses mains gantées, abaissa précautionneusement sa mâchoire.

« Kenny ! » Appela-t-elle à l’intention d’un jeune homme penché un peu plus loin sur une mallette posée sur une table pliante. « Amène-moi la pince, et un scellé, s’il-te-plaît. »

Le temps que l’assistant d’Heathrow s’exécute, Ford s’était légèrement penché en avant pour voir ce qui avait tant capté l’attention de la coroner. Le cadavre était une jeune fille étonnamment bien conservée étant donné l’endroit où elle avait été trouvée. Sa pâleur cadavérique virait au bleu, et si on distinguait sur sa peau nue diverses traces de sévices, aucune boursoufflure, aucun dégât dû aux aléas de la nature ne venait l’abîmer. Ses cheveux blonds, parsemés de grains de sable, étaient tout juste un peu humides, à peine emmêlés. Et dans sa bouche, il distinguait ce pétale de rose d’un rouge flamboyant.

Heathrow se saisit du pétale avec la pince que venait de lui donner Kenny, et la plaça délicatement dans le petit sachet transparent, qu’elle tendit à Ford.

« Il est à peine abîmé, ce pétale… »

« Oui. » Confirma la coroner en retenant un sourire excité.

« Et d’après vous, qu’est-ce que ça peut vouloir signifier ? »

« C’est un message. Elle a été déplacée. Il voulait qu’on retrouve son corps. Et la fraîcheur de ce pétale… A moins qu’il ait usé d’un excellent conservateur, ça ne signifie qu’une chose : il l’a posée là juste avant qu’on ne la trouve. »

« Mais elle était enterrée, non ? » Interrogea McGarrow, en pointant du menton le matériel resté dans les parages. Heathrow haussa les épaules avec indifférence. Son travail à elle était fait. Ne restait plus qu’à autopsier le corps pour avoir plus de détails sur les conditions et la date de la mort de son cadavre.

« C’est à vous de mener l’enquête, maintenant ! » S’exclama-t-elle avec un large sourire.

« Il a bien choisi son moment… » Soupira McGarrow en frottant ses cheveux blonds dans un geste qui trahissait sa réflexion. « N’est-ce pas comm… Commandant ? »

Il regarda rapidement autour de lui, constatant que Ford n’était plus à côté de lui. Il quitta alors le bivouac et le repéra, debout, à quelques mètres, la tête levée en direction de la route qui surplombait légèrement la plage. Sa main serrait le scellé qui contenait le pétale de rose.

« Un problème, commandant ? » Interrogea McGarrow en arrivant à la hauteur de son supérieur.

« Je suis sûr qu’il est encore dans les parages, ce connard ! Qu’il est en train de bander comme un cheval à nous mater de son air de pervers. »

« Je ne suis pas sûr qu’il bande… »

Ford coula un regard interrogatif sur McGarrow, qui s’expliqua :

« … Les chances pour qu’il soit impuissant… »

Ford ricana méchamment, avant de tendre le petit sachet à McGarrow.

« Va porter ça au labo, qu’on sache si elle a quelque chose de spécial, cette rose. »

Il ne s’attarda pas plus longtemps sur la plage et s’éloigna au pas de course en direction des commerces de l’autre côté de la route, interpelant l’un de ses agents au passage pour qu’il l’accompagne.

***

« Chefchefchefchefchefchefchef…. » Récitait sans discontinuer l’agent Moore, lancé au pas de course dans les couloirs de l’agence. Il s’arrêta rapidement à l’encadrement de la porte du bureau de Ford, ne prenant même pas le temps de reprendre son souffle : « Chef ! Il faut que vous veniez voir ça tout de suite ! »

Puis il disparut aussi sec, pas le moins du monde dérangé d’avoir interrompu son supérieur dans son coup de fil probablement très important.

« Je vous rappelle. » Avertit Ford au combiné, et il raccrocha aussitôt, intrigué. Ses agents connaissaient son tempérament autoritaire et volcanique, et jamais aucun d’entre eux ne se serait permis de s’adresser à lui de la sorte si une urgence ne l’exigeait pas.

Il longea rapidement les couloirs, attiré par l’agitation qui régnait dans l’une des pièces annexes à la ruche de policiers. Une longue table meublait la pièce, et autour, divers pans de liège et tableaux blancs déjà remplis des trop rares informations qu’ils avaient pu obtenir sur le « Tueur au pétale », aux yeux de Ford. Au centre de la table, un téléphone était posé, avec tout le matériel d’écoute autour. Un technicien avait déjà le casque sur les oreilles, et tapotait sur son ordinateur.

McGarrow, penché en avant sur la table, se redressa immédiatement lorsqu’il aperçut Ford. Il désigna le téléphone du menton. Un autre agent maintenait la conversation avec celui qui était de l’autre côté du combiné, et Ford comprit avant même que McGarrow ne lui explique, articulant silencieusement :

« Le Tueur au pétale. C’est à vous qu’il veut parler. »

Sourcils froncés, déjà concentré, Ford hocha simplement la tête. Il claqua des doigts à l’intention de l’agent déjà en conversation.

« Le voilà. » Dit alors le jeune homme en levant les yeux sur le commandant, et la voix de l’autre côté se tut brusquement. Presque si Ford entendait son souffle qui se retenait.

« Commandant Ford à l’appareil. » Annonça-t-il d’une voix forte. Il avança en direction de l’ordinateur pour vérifier d’un coup d’œil l’évolution de la localisation.

« Je vous ai vu, hier… » Résonna alors la voix dans la pièce silencieuse. Jeune, mielleuse, arrogante, à flanquer des frissons le long de l’échine.

« Ah oui ? » Répondit Ford en laissant pointer le cynisme dans le fond de sa voix.

« Et vous m’avez vu aussi… Mais vous ne saviez pas que c’était moi. »

Un éclat de rire. La mâchoire de Ford se contracta.

« Vous voulez quoi, exactement ? Qu’on vous retrouve ? Parce que c’est ce qu’on est en train de faire, pour votre information. »

McGarrow fit les gros yeux à Ford. C’était le meilleur moyen pour que leur tueur leur raccroche immédiatement au nez. Mais à la place, il répondit :

« Oh, le temps que vous déjouiez tous les proxys, je peux vous faire mon autobiographie détaillée… »

Cette voix doucereuse… Ford jeta un coup d’œil au technicien, qui confirma les dires du tueur d’un hochement de tête. Ford leva les yeux au ciel. Il n’y comprenait certes pas grand choses à toute cette technologie, en bon amateur de la vieille école qu’il était. Cela ne l’empêchait pas de penser que ce technicien était un foutu incapable.

« Faites, alors. » Reprit-il.

« Faire… Quoi ? »

« Votre foutue autobio. Vous pouvez commencer directement au passage : pourquoi j’ai tué des jeunes filles en fleur pour combler mon impuissance latente. »

« Je ne suis PAS impuissant ! » S’énerva brusquement le tueur, avant de répéter, reprenant cette insupportable voix : « Je ne suis pas impuissant… »

« Si vous le dites… » Provoqua Ford.

« C’est à cause d’elle… »

On y arrive… Pensa Ford en croisant les bras sur son torse avec intérêt.

« Je l’aimais. Et elle m’aimait aussi. Du moins le disait-elle. Mais je n’arrivais pas à la comprendre. Elle me reprochait toujours tellement de choses. De ne pas la voir, de ne pas la comprendre ! Elle me disait toujours ce que je devais faire et je m’exécutais sans discuter. Mais ça ne lui convenait jamais. Ca m’a rendu fou. J’ai essayé de la comprendre, de voir au-delà de ce qu’elle me disait. Mais il n’y a rien de plus obscur que l’esprit d’une femme… Surtout quand celle-ci veut vous le cacher. Alors j’ai dû forcer un peu les choses. J’ai dû… L’étudier. Elle a été plutôt réticente, au début, ce qui est normal. Elle n’était pas femme à se laisser enfermer. Et puis ses parents ont commencé à s’inquiéter. Pourquoi ne réapparaissait-elle plus au domicile ? Ils sont venus chez moi, et j’ai joué l’innocent. Mais c’était allé trop loin, je ne pouvais plus me retourner. Je n’avais toujours pas compris comment elle pensait, mais j’ai dû la tuer. »

Sa voix se brisa, mais il reprit aussitôt :

« Heureusement, il y a plein de femmes comme elle. Plein ! Vous savez que grâce à elles, j’ai pu apprendre tellement de choses sur Rose ? »

Ford leva les yeux au ciel. Ca ressemblait à une mise en scène symbolique, et finalement ça n’était que l’œuvre d’un gamin désaxé en mal d’amour. C’était encore plus pathétique que ce qu’il avait pensé.

« Elles n’avaient pas besoin de parler. » Continuait le tueur. « Car ce n’est pas ce que les femmes disent qui est important. C’est ce qu’elles ne disent pas. Chaque jour, je les voyais se transformer. La faim, la peur, la honte se lisaient sur leurs traits. Vous devriez faire pareil, commandant, ça vous aiderait. »

« J’en doute passablement… »

« Si vous enfermiez votre femme dans votre cave, croyez moi que vous la comprendriez. Votre fille aussi, l’aînée. Elle est très jolie… Mais elle va rendre tellement d’hommes fous d’incomp… »

« Taisez-vous ! » Tonna sèchement Ford, et le tueur eut un faible rire de l’autre côté du combiné.

« Ne vous inquiétez pas… Je vais attendre un peu avant de la cueillir. J’ai déjà bien assez à faire avec ce petit spécimen que j’ai là. »

Ford et McGarrow échangèrent un regard alarmé. Silencieusement, le capitaine mit l’équipe en branle pour accélérer les recherches. Le tueur balançait informations sur informations. Bientôt, ils n’auraient même plus besoin de le localiser pour le retrouver. Moore revint d’ailleurs vers McGarrow avec une liasse de feuilles, lui glissant quelques mots à l’oreille. McGarrow hocha la tête, et par des gestes plus que des mots, organisa son équipe. Et pendant ce temps, le tueur continuait de parler :

« Une bavarde, pourtant. Mais il ne faut pas croire que les bavardes ont moins à cacher, et bien au contraire. Je suis sûr qu’elle a beaucoup de choses à cacher. N’est-ce pas ? Dis-lui, toi, au commandant Ford, que tu caches beaucoup de choses. »

Un bref silence. Interrompu par un hurlement :

« COMMANDANT ! AU SECOURS ! »

Tous les agents dans la pièce se figèrent brusquement. Ils venaient de reconnaître la voix de la légiste, Heathrow. 

  • Yume, tu me vois ravie d'avoir réussi à t'accrocher ET avec un genre qui ne t'emballe pas, ET avec un format qui ne t'emballe pas. Doublement merci alors, je suis très flattée :)

    Merci à vous tous !!

    Et Stephan, non, pas de suite au compteur ^^

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Ouh, c'est du lourd, du très lourd ça! c'est captivant, et la chute... vertigineuse, superbe!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Patriciasaccagi

    patrizia

  • C'est bien trouvé et le thème du défi est relevé ! Le choix final sera compliqué... Tu écris une suite ?

    · Il y a plus de 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • Ah bon j'arrive plus tard que d'habitude pour la lecture, et les compliments sont déjà tous tombés :) Je vais pas être originale, je le suis de moins en moins faut dire mais c'est sincère !

    Comme Matt, je trouve que tu as vraiment un don pour ça, le suspense, l'atmosphère tendue, les psychopathes ^^ Tu jongles parfaitement avec tout ça, comme si c'était naturel pour toi ... Et ce qu'il y a de formidable c'est que tu n'as pas que ce genre là à ton arc, j'en sais quelque chose !

    Je suis assez d'accord avec Matthieu, j'aurais pas su pour le défi, j'aurais imaginé que tu l'avais écrit en plus de temps que ça !

    Bref, j'adore !


    · Il y a plus de 11 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

  • Ahlala merci à tous les trois ! :D

    @Woody : aaah, ainsi tout s'explique !
    @Mathieu : Je suis contente que tu les ai lues, ces 7 pages, je sais que t'es pas fan quand c'est trop long. Je suis touchée par ton commentaire, vraiment !
    @Christine : pas de suite prévue, je l'ai écrit juste pour le club ^^ et merci pour le CDC :)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • l'ambiance, les personnages, l'histoire...j'adore tout heu j'espere qu'il y a une suite. bravo cdc pour moi

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    christinej

  • Le plus impressionnant réside dans la construction de 7 pages de qualité en si peu de temps. Il y a une constance dans tes textes. Ne cherche plus, tu as trouvé ton style, ton univers.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • élémentaire ma chère Octo ... tu es border line avec le sujet mais j'aime ton originalité et ton sens du suspense ... tiens d'ailleurs je vais te passer Lyse qui va te dire ce qu'elle en pense ... : " Octo, vite, au secours !!!! Ce mec est un fou ! Viens vite me libérer !!!"

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Img 5684

    woody

  • Oh merci ! Dire que j'étais pas du tout convaincue !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Ton texte est millimétré, scotchant, glaçant, époustouflant ! Tu as la roman policier dans le sang ! CDC incontestable !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

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