Route 66

La route n’était pas pavée d’or comme pour Dorothy et ce n’était ni un lion, ni un épouvantail et encore moins un bûcheron  qui l’accompagnait. Seulement Jimmy, à en croire l’écriteau lumineux posé sur le tableau de bord entre un sandwich entamé et un vieux magazine de voitures.  Elle ne s’était pas retournée mais elle n’aurait pas été surprise de voir le calendrier des playmates vieux d’une décennie accroché au dessus du siège passager. A vrai dire, elle s’en fichait.

La vitre baissée et la tête posée sur son bras, elle savourait le vent qui fouettait son visage avec la candeur d’un enfant. De temps à autre, elle étendait son bras, s’amusait à faire des vagues et à capturer le souffle invisible avant de le laisser s’échapper entre ses doigts écartés. Le paysage désertique, coloré à l’oxyde de fer, de l’Arizona défilait devant ses yeux depuis plusieurs heures maintenant. C’était toujours le même, coupé par moment par la présence d’un Drive-in posé là, au milieu du nulle-part et de quelques fermes reconnaissables à plusieurs miles par leur immense château d’eau en bois qui témoignait d’une civilisation toute relative.

Le soleil déclinait lentement sur l’horizon et irradiait le ciel d’un rouge flamboyant, comme si la terre des Navajos avait finalement réussi à asseoir son autorité ici et là-haut. Elle ferma les yeux, se délectant silencieusement des derniers rayons qui réchauffaient paresseusement sa peau et se prit à imaginer ces légendaires indiens aux plumes multicolores, chevauchant le désert aride au milieu de ces étranges montagnes qu’elle n’avait vu que sur des cartes postales.

Un mince sourire étira ses lèvres fines.

Après les forêts du Missouri, les plaines du Kansas, la baleine bleue de l’Oklahoma, le Cadillac Ranch du Texas,  elle avait de quoi nourrir ses rêves pour le restant de ses jours. Et c’était certainement tout ce dont elle avait besoin à l’heure actuelle. Rêver. Marteler son esprit d’images, d’odeurs, de sensations qui lui feraient tout oublier pour pouvoir repartir à zéro. Elle voulait faire table rase du passé, éradiquer ses cauchemars à coups de nouveautés et de cartes postales grandeur nature. Mais il ne restait plus qu’un état à traverser avant que l’océan n’empêche le camion de Jimmy d’aller plus loin. Et elle n’était pas encore sûre que la Californie était sa Cité d’Emeraude.

Elle ne lui avait pas demandé jusqu’où il allait, et à vrai dire, elle n’était même pas sûre d’avoir entendu le son de sa voix. Ils venaient de passer deux jours ensemble et elle ne savait strictement rien de lui.  Juste qu’il avait été assez bon pour s’arrêter sur le bas côté, lui payer un sandwich, une nuit dans un motel et qu’il s’arrêtait à intervalle régulier pour leurs besoins naturels à tous les deux. Un chic type ce Jimmy… Bizarre certes, mais ne l’était-elle pas elle aussi ? Qu’avait pu bien penser le routier en la voyant sur le bord de la route ? Avec tout ce sang sur ses mains et sa robe. Ce sang qui n’était pas le sien…