Sail on moon

walkman

Le voile se lève sur les eldorados, les paradis artificiels, les paysages de rêves. La peau douce de la magnifique femme assoupie contre moi ? Vieillie immédiatement. Comme si j'avais coincé ma gueule dans un accélérateur de temps. Tout est histoire de finir rapidement. Les emballages prédécoupés des préservatifs, le verre de 25cl, les clopes à l'unité, les soutiens-gorges qui s'ouvrent par devant. Tout est comme si la nuit, si jolie, n'avait cessé de mentir. On avait trop clopé, trop calculé, trop espéré, pour garder la lucidité de lire le monde à travers l'épaisse fumée. La matinée a ce vieux goût amer de désolation. Et les yeux décident de remarquer les poils incarnés à cause de trop s'épiler. En quittant mon rôle d'oreiller, j'ai tout drapé. Je me suis foutu au bout du lit, la tête dans les mains pour empêcher mon cerveau de couler. 

Je sens son pied qui bouge contre mes fesses ramolies. Plus aussi fermes qu'elle ne l'avait cru la veille. Elle ose sortir la tête du noir complet de sous la couette et son visage se transforme au fur et à mesure qu'elle lutte pour empêcher les rayons de soleil de lui transpercer la tête. Elle se rend compte rapidement que le cauchemar était vrai. Mais quelque part, elle peut aussi mettre un visage sur celui qu'elle avait du mal à voir, entre ses cuisses. Autre chose lui fait dire que ce ne devait pas être terrible. Le réveil fait mal et sa réalité est soudain plus grave que tous ces mômes amputés à coup de bombes dans n'importe quel coin de monde. Elle se sent sexuellement crucifiée à un lit plein de cendres, de foutre et d'autres trucs humides qui n'ont rien à voir avec une crême anti-rides. Cette nuit pue l'apocalypse. 

Elle se hisse péniblement jusqu'à un de ses vêtements éparpillés par terre. Plus pudique que dans la pénombre et la débauche. Moins sexy aussi. Elle finit par se froquer sans que je ne la regarde, puis accepte de s'assoir à mes côtés. Quand elle râle pour s'éclaircir la voix, j'ai des visions de la nuit et de ses gémissements résonnant comme des accords alphanumériques sur la partition de mes souvenirs pénibles. Voilà un puissant moment de gêne comme j'en fais la collection ces derniers temps. 

"Est-ce que ça va ?"

Du bout de la main, elle ramasse une de mes clopes sur le sol, puis elle hoche la tête quand elle remonte à bord. 

"T'as une femme ? demande-t-elle quand elle s'aperçoit que plusieurs fringues éparpillés sur le sol ne lui appartiennent pas. 

"Ouais, avouai-je. Mais je crois qu'elle m'a largué. 

- Avant ou après...

- Qu'on ait reniflé le postérieur de l'autre ?"

Elle acquiesce en avalant la fumée. Puis encore en la recrachant vers le plafond. J'ai les yeux qui se lèvent pour regarder cette matière nébuleuse qui s'étale le long des frontières de la chambre, envahi l'espace jusqu'à paraître invisible et familier. Alors je lui dit que je me suis fait larguer y a à peu près un an. Et plusieurs autres fois pendant l'année qui s'est écoulée. 

"Ah ouais. C'est dur de tourner la page. 

- C'est à cause de mes troubles de l'attention. Du coup à force de boire, de fumer tout ce qui s'fume et de... enfin, tu vois. À cause de tout ça, j'ai du mal à enregistrer tout c'qu'on m'dit."

Elle replie ses jambes sous ses cuisses comme si on allait s'embarquer dans un grand récit de la vie. Alors qu'on a déjà tout fait dans ce registre avant de s'engouffrer l'un dans l'autre et chacun dans ses problèmes. Mais ça fait du bien de faire semblant d'apprendre à se connaître quand le mal est fait. Ça facilite le moral et l'oubli. 

Elle, elle peut bien faire ce qu'elle veut, moi je sais qu'il y a de grandes chances que le sinsitre soit le même dans vingt-quatre heures et encore vingt-quatre heures après. Autant jouer franc-jeu et ne pas perdre de temps à m'infiltrer dans mes fringues. J'ai seulement besoin de prendre la bouteille qui traîne pour remettre un peu de voile au-dessus de ma tête. 

"Hayden, se souvient-elle, le type au comptoir du Westbury, c'est vrai. Les choses commencent à rev'nir."

Pas trop d'un coup, j'espère pour elle. Sinon quand elle va repenser à tout ce qu'on s'est fait, y a des chances pour qu'elle se déteste jusqu'à la fin de sa vie. Et elle ignore encore comment elle arrivera vite au bout. 

"Elisa, me rafraîchit-elle. 

- Erika, corrigé-je en lui tapant sa clope. 

- Erika ouais, c'est vrai."

Voilà, c'est une pute, je la remets. C'est pour ça qu'elle n'a pas encore pris la fuite. Elle attend que je paie les musiciens. Puis elle en a vu d'autre des types aux fantasmes et aux lubies absurdes alors elle ne s'offusquera pas pour le rebaptême. Dans sa tronche, c'était pas si sale de se télescoper dans ce bar, de se la mettre à l'envers et de secouer dans tout ce bordel. Je la laisse finir la cigarette qui semble avoir réveillé le voile qui nous a couvert toute la virée. 

"Combien est-ce que j'te dois ?"

Elle hausse les épaules. C'est un sujet qui fâche, et elle n'est pas assez réveillée pour s'engueuler avec un type plus vieux et plus costaud qu'elle. Surtout qu'il a l'air d'avoir du fric et pas mal d'emmerdes, qu'il est du genre à pas se laisser emmerder ni d'aimer beaucoup la vie qu'il mène. Qu'il est bougon au réveil et qu'il ne porte pas encore de pantalon. Tout ça est très recevable et me laisse songeur. Ça doit vouloir dire qu'elle fait ça depuis un moment ou bien qu'elle aime ça. Mais ça, ça m'étonnerait. Le sexe, c'est merveilleux, très bandant en effet, mais on ne baise pas avec la plupart des gens quand on est stable. Ce qui n'est pas notre cas. Pour diverses motivations plus ou moins inconvenantes. Mais on s'y fait toujours à la longue. 

"Ça dépend dans combien de temps on aura fini."

Vu comme ça. Je mentirai si je disais que je m'attendais à me faire racoller deux fois. Mais d'un autre côté, elle m'offre aussi un sacré raccourci. Pas besoin de me miner la gueule en tournant dans tous les sens mes problèmes de femme partie et d'alcoolique notoire. Plus besoin d'attendre que le temps passe, la gueule coincée dans ma mémoire. Alors on remet le voile. 

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