Sans culotte

mina-fauster

Que voulez-vous savoir au juste ? Je ne comprends même pas que vous vous adressiez à moi. Il doit bien y avoir des personnes plus indiquées pour vous répondre. Mais bon, je peux toujours essayer de vous aider. Oui, je la connaissais. Bien, même : nous étions amies. A l’époque. Nous nous sommes connues à l’école, nous sommes très vite devenues inséparables.

Zimmermann. Nina Zimmermann. C’est étrange, comme question, vous savez tout de même comment elle s’appelle. C’est d’ailleurs visiblement la seule information dont vous disposiez. Quoique vous avez certainement une photo, non ? Une comme celles qu’on voit sur les packs de lait dans les films américains ou dans les petites gares de banlieue. Un peu floues toujours, un peu vieilles aussi, comme si les proches ne pensaient à immortaliser le moment que lorsqu’il est déjà trop tard. Ca m’a toujours fait rire : enfin, façon de parler.

Zimmermann. Nina Zimmermann, donc. Beau nom, vous ne trouvez pas ? Personne ne savait jamais si son patronyme prenait un ou deux « n ». Moi j’adorais la voir le dessiner, tout en rondeur, tout en légèreté, comme un enchaînement de montagnes russes, de « m » rebondis et de « n » pacifistes. Elle a dû être marrante, petite, en apprenant à l’écrire. Elle en a fait tout un art, l’ultime signature, l’affirmation parfaite, le point qui achève tout débat et auquel on ne trouvera rien à redire.

Zimmermann. Nina Zimmermann. Une voix qui hurlait dans un désert qui n’en était jamais un. Son chemin était tout tracé : elle dominait un monde de solitude, elle négligeait la masse tout y étant inéluctablement engluée. L’autre, c’était son jeu, son terrain, sa servitude – elle pratiquait l’hypnose à la manière de monsieur Jourdain, sans le savoir : elle subjuguait depuis sa tour d’ivoire, elle emportait tout dans son élan sans jamais l’air d’y toucher.

Elle ne faisait jamais rien comme personne : une Bourguignonne qui n’aime pas le bœuf bourguignon, ce n’est pas bien courant, vous l’admettrez. Nous l’avions surnommée la « sans culotte », elle en riait beaucoup mais son véritable culot, c’était encore de se ficher pas mal de ce qu’on pouvait bien penser. Pardon ? Quel rapport, vous dites ? Je suis navrée de constater que notre époque connaît mieux la culotte de cheval que la culotte de bœuf. A moins qu’il ne s’agisse que des Parisiens. Une question de priorités, sans doute.

Je m’aperçois que ça me fait bizarre de vous parler d’elle. Je ne l’avais pas vue depuis presque vingt ans. Comment ça, je l’avais pas vue ? Eh bien c’est qu’en fait, je l’ai cherchée. Longtemps après, je veux dire. Je ne sais même pas comment nous nous sommes séparées. J’ai quitté Dijon pour partir étudier à Paris, c’est à peu près tout ce que je me rappelle. Je ne me souviens pas de grand-chose de cette époque : vous savez, cette fameuse impression d’avoir vécu ça comme dans un rêve ? C’est étrange, n’est-ce pas ? Alors que dans l’instant, on a l’impression de construire la réalité. Ca m’épate. Quand ce sera fini, tout aura une logique, alors que pour le moment, tout reste à démontrer.

Bref. Je l’ai donc cherchée souvent. J’ai même essayé d’appeler sa mère, mais elle était morte. Ca m’a beaucoup attristée, même si je ne l’aimais pas trop. Et puis un jour, je l’ai vue. Simplement vue. Elle patientait au volant de sa voiture à un feu rouge, rue d’Amsterdam à Paris ; je l’ai vue de profil, mon cœur a failli tomber dans mon estomac quand je l’ai reconnue, son nez droit, son menton haut, ce petit sourire qui ne quittait pas le coin de sa commissure gauche, la petite fossette qui en résultait, sa manière de bouger en rythme sur une musique que je n’entendais pas, c’était elle, à n’en pas douter, aussi vivante que jamais. Le temps que je réalise, son véhicule avait redémarré, elle s’était de nouveau effacée de la réalité, elle avait de nouveau été aspirée par le vide. J’ai juste eu le temps de relever son immatriculation : dans le Nord, une aberration culinaire pour ma sans culotte. J’espère qu’ils proposent quelques alternatives végétales dignes de ce nom, je n’ai jamais visité la région.

On m’aurait pourtant aperçue à Lille, dites-vous ? « On » ne m’a jamais inspiré une grande confiance, voyez-vous. Et puis « aperçue », qu’est-ce que cela signifie ? Entre deux portes, entre deux trains, par une fenêtre ou un œil-de-bœuf ? Je serais bien curieuse d’en savoir davantage. Vous aussi ? Allons donc, vous pensez que je l’ai tuée, c’est ça ? Avez-vous seulement un corps ? Ou la queue d’un indice à mon encontre ? Sachez qu’on me voit partout : je suis celle qui ressemble à chacune, je me fonds dans le lot indistinct des âmes sans visage, qu’on ne remarque jamais avant qu’elles ne disparaissent à leur tour. « La petite dame du cinquième est morte ? Comme c’est triste, elle était si gentille, si discrète » : j’entends d’ici complaintes et lamentations feintes. Moi, on ne me regrette pas : on me supporte juste, le temps d’une apparition, d’un monologue, d’une confession. « On m’aperçoit », furtivement ; et on ferme sa porte, on tourne le dos, on retourne à ses vaines préoccupations.

Vous seriez bien aise que j’avoue un quelconque forfait, n’est-ce pas ? Cela vous serait bien agréable, de vous faire mousser auprès de votre direction, de clore ce dossier à peine ouvert. Une promotion en vue ? Votre ambition est palpable. Je vais vous décevoir. Car je l’ai bien tuée. Dans ma tête, depuis longtemps. A de nombreuses reprises. J’ai rêvé de l’étrangler de mes mains, de la découper en morceaux et de la servir avec des carottes et des oignons. Ma sans culotte : c’eût été d’une ironie à en faire pâlir les cyniques. A de nombreuses reprises, j’ai frôlé la préméditation, échafaudé des plans nocturnes qui me mettaient dans une extatique joie ; jamais je n’ai envisagé le passage à l’acte dont l’idée me plaisait tant. Pourquoi ? Je vous le demande à mon tour : vous n’avez jamais caressé l’envie, vous, de tuer votre supérieur, votre mère, le quidam dans le métro qui mâche bruyamment son chewing-gum ? Moi si, et pourtant je n’ai jamais exécuté ces scénarios. Je me suis contentée d’en contempler l’éventualité, bien suffisante déjà pour apaiser mes souffrances tout en continuant à vivre près ou loin d’elle, à la voir ou la savoir accaparer l’attention de tous quand moi je demeurais transparente – à quelque distance que je fusse. Je vais vous dire la raison pour laquelle je ne l’ai pas tuée : Nina Zimmermann, c’est moi. C’est cette voix qui ne s’exprime pas mais qui existe, cette confiance qui ne se manifeste que rarement mais qui toujours est latente. Je n’ai aucune prise sur elle ; elle n’agira jamais qu’à sa guise, quitte à se taire pour toujours.

Nina Zimmermann. Elle est morte, avouez. Dites-moi qu’elle est morte. J’en étais sûre : je le sentais. Je la cherche depuis toujours, et c’est maintenant qu’elle a disparu pour de bon, pour de vrai, que je vais pouvoir aller à sa rencontre. C’est en l’éradiquant, en réduisant sa possibilité au néant que vous m’avez permis de la retrouver. Maintenant qu’elle n’est plus là, elle m’appartient enfin. Maintenant qu’elle n’est plus là, je vais enfin pouvoir vivre. Vous pouvez bien m’enfermer, si ça vous chante : cette défaite est ma victoire. Vous m’avez rendu la liberté - pour cela, je ne saurai quoiqu’il arrive jamais assez vous remercier.

  • Coup de coeur bien sûr ;)

    · Il y a presque 11 ans ·
    Imagescaybqwu1 54

    Sonia Lescobert

  • Merci Sonia pour ce gentil commentaire :)

    · Il y a presque 11 ans ·
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    mina-fauster

  • Ce texte découvert par Arkhaam, est un réel plaisir à lire; une histoire bien conçue, fluide, originale et entrainante du début jusqu'à sa ligne finale

    · Il y a presque 11 ans ·
    Imagescaybqwu1 54

    Sonia Lescobert

  • Wahouuuuuu... J'en reste sans voix. Merci pour ce moment!

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Ego Woman

  • C'est juste mérité Mina, votre style me touche farouchement...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Clown 4 92

    arkhaam

  • Wahou Arkhaam, vous me laissez sans voix... Merci pour ce très beau commentaire, et ravie de vous avoir touché avec ce texte. A bientôt !

    · Il y a presque 12 ans ·
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    mina-fauster

  • Voila le genre de texte que j'aime lire, rapide, net, précis et instinctif, j'avais envie que chaque phrase me conduise vite à sa suivante, j'avais envie de connaitre la fin et puis non, non parce que je ne voulais plus que ça finisse, votre façon de nouer les mots entre eux, de dessiner vos phrases relève d'un précieux talent.je me suis laissé porté par la délicatesse et le rythme gracieux de votre plume, merci Mina...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Clown 4 92

    arkhaam

  • Merci André pour vos encouragements, c'est très gentil : j'ai en effet été retenue, une très bonne nouvelle hier ! Je serai ravie de faire votre connaissance le 29, et j'espère que nous nous partagerons le podium :) En attendant, votre nouvelle est-elle lisible en ligne ? A très bientôt !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Profile pic mina fauster 92

    mina-fauster

  • Avez-vous été retenue dans la pré-sélection transmise au jury ? Je vous le souhaite, cette nouvelle le mérite. Nous serons alors challengers et sans doute ravis de faire mutuellement connaissance le 29 lors de la remise des (nos !!!) prix !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • J'aime je l'ai relu plusieurs fois, j'aime le style l écriture et l'histoire

    · Il y a presque 12 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

  • Merci à vous, vos retours et votre ressenti, en adéquation avec ce que je souhaitais faire passer en effet, me touchent beaucoup ! Au plaisir d'échanger très prochainement avec vous :)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Profile pic mina fauster 92

    mina-fauster

  • Pour moi, le sentiment qu'elle éprouve est en effet un mélange de jalousie et d'amour un peu ambigu pour une personne qui "incarne" tout ce qu'elle aurait aimé être, d'où cette envie, jamais assouvie, de la désincarner et de la tuer. Pas de suite prévue en revanche, ce texte était censé n'être qu'une brève confession. En revanche, il se pourrait que je publie d'autres textes sur le même modèle, qui a tendance à m'obséder un peu :)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Profile pic mina fauster 92

    mina-fauster

  • sans culotte..sans pantalon?
    En tout cas top!

    · Il y a presque 12 ans ·
    Iphone 084 465

    mayou

  • Merci pour vos retours ! Nonoshim, elle déclare dans le 1er paragraphe qu'elles étaient amies, mais j'ai tenu en effet à laisser planer l'ambiguïté quant à leur réelle relation... Ravie que cette voix sonne comme "épouvantable" en tout cas, ça me touche beaucoup que tu l'aies entendue :)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Profile pic mina fauster 92

    mina-fauster

  • Comme Woody. J'aime bien :-)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Troubles bipolaires 92

    melie-melodie

  • belle trame, bien conduite... c'est fluide et très agréable...pas facile dans un monologue

    · Il y a presque 12 ans ·
    Img 5684

    woody

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