SENS LIMITES

thelma

Je suis morte à 04h26. Je n'y suis pour rien.
Mauvaise route. Mauvaise heure. Mauvais moment.

Le coroner fait glisser la tirette du sac mortuaire tout le long de mon corps et j'imagine déjà mes deux filles  se faufiler dans notre chambre, sautiller sur notre lit à la cadence de leurs fous rires pour venir nous réveiller leur père et moi, ce matin.

Mais elles ne me verront plus jamais et leurs larmes futures me tuent deux fois…qu'une.
Aujourd'hui, j'ai enroulé ma voiture autour d'un arbre à l'aube. J'ai fermé les yeux au bout de ma course sur une vie trop courte. C'est comme si j'avais vécu mille ans  d'une vie sans relief.
Le voile sur mes yeux s'est enfui et il ne reste plus aucun grief.
Je suis morte en coup de vent comme je suis passée à toucher vos peaux, à effleurer vos vies du bout des doigts toute ma vie durant, de peur ne pas être aimée...
et là, elles sont glaciales, mes mains.

Mes yeux ouverts dans le fond du plastique, voient défiler mes derniers moments, sans un cri, sur l'écran du plafond du néant.
Rêver déchirer la toile pour retrouver les étoiles factices délivrées par mes amours passagères sur le tarmac, ou contre un mur, prémices d'une chambre froide sans couleur.

La mort rafraichit mes pensées et ravive  d'un coup cette lucidité perdue dans une vie engagée à revers depuis quelques mois, me conduisant à imprimer mes excès dans l'écorce de cet arbre révérencieux qui s'incline du haut de sa cime pour me regarder mourir.

A 29 ans, ma vie avait atteint son apogée...Belle famille, bel homme et chouette job jusqu'à ce que le bonheur finisse par m'occulter un jour d'été. Une usure insidieuse  et permanente rythmée par le quotidien  de mes proches, à les regarder diluer mes rêves  dans leurs petits déjeuners sur mesure, confondre mes espoirs avec les sillons des rides qu'ils m'avaient taillées à la hache au gré des années.
Je n'étais plus que le témoin de leurs vies souriantes et je me perdais dans une voie sans issue.

Avide,  j'ai fouillé l'univers, à la recherche du speed d'adrénaline qui allait changer ma vie pour toujours, m'engouffrer dans la faille et grignoter au fil des heures toutes les fondations que nous nous étions escrimés à construire.

Tétanisée par des responsabilités sans fin, le dégoût du trop peu dans la bouche, je sentais, de façon irrépressible, qu'il était urgent de prendre tous les contre-courants pour ne pas sombrer dans l'oubli et prendre plaisir à dériver sans alerter personne.

Je me suis construite au fil des jours une double vie, sorte de miroir sans teint où une seule facette de moi-même a le pouvoir de regarder l'autre, et voir cette conne s'escrimer, se tordre de rancoeur, à crier à l'injustice, enfermée dans cette cellule minuscule m'insufflait l'énergie nécessaire pour lui interdire tous les parloirs désormais.

A devenir la bête curieuse de mon âme, j'étais devenue  un animal de laboratoire soumise à mes propres expérimentations.
J'ai créé ce binôme pour survivre à cette vie trop parfaite et trop lisse et me repaître  du spectacle dans les affres des sentiers  cachés, dissimulés par l'obscurité de mon âme… J'ai cherché le frisson, je l'ai trouvé dans les ruelles sombres de la passion meurtrière orchestrée par mon second moi.

J'ai mis mon corps entier dans cet engrenage lors d'une course-poursuite contre la bienséance, il y a tout juste deux mois.

A la gare, perdue dans mes pensées, accaparée à rassembler mon moral en lambeaux à mes pieds, j'aperçois un homme au regard insistant posé sur moi. Ses prunelles noires intenses  me déshabillent et  souffle alors un air doux et suave qui provoque instantanément le frisson sur chaque parcelle de mon corps.
Pour échapper à cet émoi indescriptible, j'entre dans la librairie où je flâne chaque jour en attendant mon train, endroit où s'égrènent habituellement les minutes avant l'embarquement.
Osant à peine respirer, je le retrouve entre les rayons, jetant des coups d'oeil distraits sur les magazines et focalisé sur chacun de mes faits et gestes. Il disparait un moment, lorsque je suis bousculée contre un présentoir par cet homme qui me retient par la taille, qui me touche. Nos regards se croisent. Je sens la brûlure de son regard s'inscrire dans le mien et tatouer tout ce qu'il pourrait se cacher derrière mes yeux. Le feu monte en moi, et cette étincelle qui s'allume dans mes yeux devient l'amorce d'un moment charnel contre lequel je ne pourrais plus jamais rien, désormais et après.
Mes genoux tremblent en quittant le magasin et ralentissent dangereusement cette fuite que je voudrais effrénée. A chaque pas s'installe sous ma peau la tentation de me retourner, de me noyer en lui à nouveau, l'espace d'une seconde.  Je reprends mon souffle dans l'escalator alors qu'il est déjà derrière moi. Il me scrute et son regard de glace  oscille entre mes yeux  et mes formes et ma nudité est immédiate sur le parvis du quai.  Il me prend par la main et me chuchote à l'oreille...
-"Viens "!
...et je l'ai suivie.

Les yeux marqués, la peau rosée, le cœur palpitant, j'ai poussé la porte de ma vie où rien n'a changé de place à part moi.

Je me couche ce soir-là en fermant mes yeux sur une aventure pendant que la respiration de Jérémy, mon mari,  me berce au rythme de ma démesure. Une envie soudaine de me laisser m'endormir, sans insomnie récurrente, avec ce besoin viscéral de m'évader encore un peu qui me reste collé aux tripes. Mon mari, tel un phare, balise l'espace mais jamais les profondeurs des eaux où  je m'immerge. Et ce soir, j'y suis jusqu'au cou. Je rêve d'un autre quand tout mon cerveau s'endolorit par manque d'oxygène. L'eau gave mes bronches et c'est mon cœur qui tousse. Je me trémousse en pensant à lui et je m'endors sans scrupules sur l'épaule de mon homme. Il dort pendant qu'un autre se couche sur moi, il m'aime, me dévore et Jérémy dort encore.

Il me mord le cou, se déchaine sur mes seins, nargue Jérémy pendant qu'il fait le mort à côté de moi dans le lit conjugal. Il arrache mes vêtements, me demande ce que j'aime, ce qui est inavouable…et je lui dis… J'imagine, je tremble, je ressens et je me réveille haletante au petit matin, impatiente de vivre une prochaine rencontre.

Au réveil, la vie reprend son cours. Mon mari me parle avec insouciance. Nous rions. Notre vie s'organise autour de nos deux filles jusqu'au jour où l'air commence à me manquer à nouveau. L'heure où la routine sereine et reposante me file de l'urticaire, le moment où je crie dans ma salle de bain quand la maison est vide et  que je remplis mon bain avec mes larmes.

Alors comme une maladie, je marche dans les rues quand la douleur devient trop vive. Je suis en quête d'un milieu hors du temps, un univers où rien ne ressemble à la vie des autres. Je hais les apartés. J'aime les lieux où tout est prémédité mais sans aucun plan défini en entrant. Un moment en zone tangente où le sexe est loi et sans roi.

Je l'appelle puisqu'il ne demande qu'à me toucher et à me baiser. A chaque fois, je le suis et me laisse faire. L'envie irrépressible de déconner, de se perdre dans des bras qui mettent en péril, et qui ne guérissent aucune blessure. Se dégoûter parce que c'est le but recherché et brûler tout ce qu'on a sous ses doigts interdits.

Les moments où je ne le vois pas, il me manque atrocement. Je vivote, comme une plante oubliée sur un frigo, l'impression néfaste d'être posée dans un endroit inutile où plus rien ne se ressent. Je me supplie de tout arrêter. Pendant plusieurs jours, je résiste, je n'ose plus me donner à cet amant qui ravage mes pensées.

A force, le fossé donne la nausée, et l'interdit se dégueule lorsqu'il finit par nous épuiser complètement. Dépression, burn-out, envie d'éviter toutes les salaisons.

J'ai fini par le revoir, à la lueur d'une soirée trop arrosée. Un cocktail avorté par l'abus d'alcool pendant que Jérémy était en voyage d'affaire et que nos filles passaient l'ascension chez leur grand-mère. Je sors prendre l'air, et mes amis restés à l'intérieur s'époumonent sous la musique hurlante du café, sans l'once d'un soupçon sur ce que je m'apprête à commettre.

Il est là, une cigarette aux lèvres à m'observer assise sur les marches le regard tourné vers le ciel. On discute, il me dit qu'il devient fou, qu'il voudrait s'attaquer à la terre entière, qu'il faut ôter au monde son inertie bien pensante, qu'il faudrait répandre nos semences sur les murs coûte que coûte. Que seul le sexe nous sauverait de la balle dans la nuque et de la mortification et qu'il ne voit que moi, aujourd'hui, pour mener à terme ses desseins. J'ai tout gobé.

 Il m'a couché entre les salades et les poireaux sur le bar de son appartement miteux. Il a ouvert les fenêtres pour que les voisins sachent combien la jouissance hantait ses murs. Il m'a violé, devant, derrière, je ne me souviens plus. J'avais trop bu. Mais il a tout filmé derrière ses OR-BITE. Sans crainte, il a pris tout mon corps, il l'a trituré sous mes cris. Je ne me rappelle plus.. mais le matin, me voyant me réveiller comme une vierge effarouchée, sans savoir tout ce qu'il m'avait pris, il a joui sous les draps en me demandant si j'avais bien dormi.

Dorénavant, je consacre mon temps libre au sexe, pendant que la vie s'égrène sur toutes les horloges du monde là où les fourmis grouillent en choeur toutes ankylosées de leurs habitudes. Personne ne soupçonne tout ce que mon corps me permet de faire pour me sentir belle dans ses yeux glauques, assoiffés et cannibales. Je suis devenue obsédée par lui. Je ne me reconnais plus. J'ai changé. Rien que l'évocation furtive d'une pensée et je me liquéfie entièrement prête à faire l'amour sans aucune limite avec cet homme qui me confisque littéralement mon libre-arbitre, un peu plus de jour en jour. Je dépéris, la fatigue m'accable, je ne deviens plus que l'ombre de moi-même, je m'évanouis régulièrement, j'effraye mes proches et je m'en éloigne de plus en plus.

Ce soir, malgré cette fatigue intense qui ne me quitte plus, le coeur au bord des lèvres, la peau en manque, je prétexte l'appel au secours d'une amie et je roule jusqu'au centre ville. Il me dit que si je viens, ce sera à mes risques et périls. Que je ne suis qu'une petite mère de famille routinière qui ne connait rien à rien, ni à la violence du monde et que si j'accours, je dois m'attendre au pire.  La terreur s'empare de moi au moment où je me gare et répond à mon amant pervers que je suis arrivée. C'est un rendez-vous très arrangé. Un palace, une suite, un homme debout au milieu du salon et quelques autres ancrés dans les canapés. Il m'explique. Il m'a choisi l'homme. Je n'arrive pas à faire demi-tour, à lui dire que ce n'est pas pour moi ce truc,que je ne devrais pas être là, que je l'aime et que j'imaginais notre histoire autrement... mais au lieu de cela, je me plie à son gré sans broncher. Il me donne ses ordres de sa bouche muette, m'attache de ces délires, me punaise dans le plaisir de la pénétration pendant que je vois la déraison dans les yeux fous de son complice, et sa queue tendue me dicter sa loi.

Sans n'avoir jamais connu ma peau, il l'explore  jusqu'à la consumer au diapason de son va et vient..et du fond de la pièce les spectateurs assistent à mon supplice et ça les fait baver .

Il sait où me toucher, impose ses doigts dans ma chair et ils jouissent tous par procuration. De l'autre côté de la rive, pendant que je me noie sur cette couche improvisée,  plusieurs bedonnants affreux, malaxent mes fesses en rêve, chacun à leur place, se frôlant au milieu de mes cris..car le sexe se décline à plusieurs aussi, et ils sont nombreux à me mater ce soir dans cette chambre d'hôtel hors de prix.

A chaque fois, j'ai le sentiment, l'irrésistible  sensation qu'il me bouffe le cerveau. Sa langue fait des ronds avec mes synapses et mes neurones mouillent jusque dans mes yeux. Il frôle mon cou encore une fois, et je supplie les ténèbres qu'il le sert, qu'il rafle mon oxygène tout en me baisant parce que je n'ai plus les moyens de revenir en arrière, je  ne pense d'ailleurs plus à rien, mes yeux se ferment, déclencheur de toutes mes pensées impures et lui qui va et qui repart...et qui me casse comme un vulgaire jouet.

Son rodéo accompli, il m'abandonne à ma petite culotte pendant qu'il se joue  le rôle de l'hôte parfait avec ses pourceaux; leur perversité jaillit dans chacune de leurs bouchées, de leurs lampées, de leurs sourires en coin. Il m'embrasse sur la joue et m'ordonne de retourner à mes banalités en claquant la porte derrière ma détresse.

Je mets le cap sur mon dégoût et roule comme une folle à perdre haleine. Je dégueule dans le cendrier et j'attends la prochaine station service pour laver chaque recoin de mon corps en overdose. Je croyais qu'il m'aimait, qu'il ferait de moi une petite reine à aimer d'un amour fragile, décalé mais pur. En lieu et place, il s'imbrique dans mon sexe et rien d'autre ne l'intéresse plus que le plaisir que je lui procure à lui et à ses autres que je ne connais pas. Il me fait tourner un porno sur la page du club des pervers.  Ce soir là, la tronche en quatre épisodes dans la glace m'indique qu'il est temps de changer de créneau. En reprenant le volant, je décide de me ressaisir pour  succomber le moins possible à cet homme qui travestit ma conscience et contre lequel je n'arrive plus à lutter, les sens sans dessus dessous, le nez dans les interdits.

Je roulais sur cette petite route que je ne connaissais pas, des lacets à n'en plus finir, des pensées en cascade devant les yeux, une fatigue immense d'une vie trop intense. La musique à fond et le pied ancré sur l'accélérateur à fredonner ma vie de déconvenue. Une bifurcation, un mauvais virage, sans doute. Je ne me souviens plus. J'ai dérapé au sens propre comme au figuré… et je suis là où plus jamais je ne serai, sans retour possible.

         J'entends alors un policier faire le topo à son collègue: "-Elle a pris un sens interdit, une voiture arrivait en sens inverse et pour l'éviter,   elle s'est jetée contre un arbre"               

         et là, je pense sur ma civière ... "Si tu savais combien j'en ai pris, avant de me perdre ici, l'ami !"...

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