Septicémie mentale

antigoneuh

     Sept fois. Pas six, ni huit. Sept. Ne me demandez pas pourquoi. Ma vie dépend du chiffre sept, et la vôtre aussi, croyez-moi.

     Sept jours sur sept, mon réveil sonne à sept heures. Je me lève, me lave sept fois les mains,  constate sept fois que le dentifrice est correctement rebouché, reviens autant de fois devant le miroir pour m’assurer d’être convenablement rasé. Avant de partir, sept fois je vérifie que le gaz est éteint, le compteur d’électricité coupé, et ma chemise bien boutonnée. Puis j’enfile sept fois la clé dans la serrure pour être certain du double verrouillage de la porte d'entrée.

     Sur le quai du métro, je m’empresse de regarder le Système d’Information En Ligne et lorsqu’un des deux chiffres annonce un train dans sept minutes, je suis confiant pour la journée. Entassé dans le wagon, sept fois j’ouvre ma serviette pour découvrir que tout y est. Puis j’attrape mon téléphone, vérifie l’heure sept fois et si pendant ce temps une minute a passé, tout ce petit rituel est à recommencer.

     Arrivé au travail, j’appuie sept fois sur le bouton de l’ascenseur, puis autant de fois sur le bouton actualiser de ma boîte e-mail, même si aucun nouveau message n’apparaît  puisque tous ont été chargés. Dans mes tableaux Excel, sept fois je refais les calculs malgré les formules automatisées. A l’heure du déjeuner, je m’applique à décomposer chaque aliment : un steak en sept bouchées, un yaourt en sept cuillérées, un verre d’eau en sept gorgées. Heureusement je ne fume pas, sept cigarettes d’affilée, ça serait mauvais pour ma santé. Sans passer par dehors, j’emprunte les escaliers, mon bureau est au quatrième et si vous me suivez, vous comprendrez pourquoi il me faut redescendre trois étages afin de pouvoir les remonter. Alors je me prépare un thé que je laisse infuser sept minutes puis refroidir aussi longtemps avant de consentir à l’avaler.

     En fin de journée, j’attends sept heures précises pour allumer la télé. Au nombre de sept catastrophes assenées, je mets l’appareil hors tension et lis sept pages avant de me coucher. Je ne m’endors jamais avant de m’être retourné sept fois. Malheureusement, je ne contrôle pas mes rêves, ce qui commence à m’inquiéter. Si je pouvais choisir, au risque que vous vous moquiez, croyez-bien que je m’appliquerais à rêver des sept merveilles du monde, des sept samouraïs ou même des sept nains, histoire de voir Blanche-Neige débarquer.   

     Je devine ce que vous pensez, qu’il s’agit là d’une toquade d’homme seul ou d’une inclinaison mystique pour un chiffre sacré. Pourtant, je ne choisis pas : j’obéis. Je n’ai jamais mon mot à dire malgré parfois un sentiment sournois d’absurdité. Je dois le faire c’est tout et dois le faire sept fois pour contenir un monde impatient de nous filer entre les doigts. En comptant je me sauve, et vous avec : j’empêche qu’une bombe n’explose et ne crève vos enfants, qu’un tremblement de terre ne détruise vos maisons, qu’une guerre chimique n’empoisonne votre eau. Ne baissez pas les yeux, il s’en faut de peu pour que tout éclate : la haine à petit feu vous la voyez chaque jour bouillir dans le regard des gens, le poison de leur bouche vous atteint trop souvent, vous vous cognez à leurs glaciales armures et craignez dans leurs mains l’artillerie sans filet de notre technologie de pointe. Un désastre est en marche avec pour armée des recrues ignorantes entraînées malgré elles au confort moderne de l’insensibilité, voilà sept fois plutôt qu’une ce que je dois neutraliser. Ne riez pas, au moins ne suis-je pas comme vous à crever secrètement de trouille en attendant la catastrophe. Je n’ai pas peur moi, je calcule.

     Il faut d’ailleurs que je vous laisse, mon chiffre de bataille me rappelle à l’ordre en m’ordonnant de vous quitter. Il est temps pour moi de mourir afin de mieux vous protéger. Rassurez-vous, j’ai sept vies comme un chat et je compte bien en profiter. Je m’en vais donc trouver un toit où grimper puis à sept je sauterai. Quand je ressusciterai, le monde ira mieux, vous verrez.

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