Slam rétro
Olivier Memling
Pour l’anniversaire des morts et des vivants
nés entre les deux guerres
mon pamphlet est de bouts scandés
une rafale de mots amers
qui doit faire l’affaire
à bout portant
Du métier auquel j’ai cru
et de ceux que j’ai fait en plus
de choses que j’ai vues
je ne parlerai guère ici
l’ayant fait dans ces divers écrits
où j’ai vécu caché sous des pseudo sans liens
mais il me faut dire un peu
ce que j’ai sur le coeur
Ce peu que j’en dirai
sera déjà bien sévère
ne pouvant comme Maïakovski
brandir par dessus les murs de l’Histoire
la carte d’un parti
et n’ayant eu à sa manière
le courage de dire « au revoir »
Cette planète est mal outillée pour la joie
la joie, il faut l’arracher aux temps futurs
je n’ai jamais trouvé le pouvoir que j’eu voulu servir
mais ceux qui se sont fait complices en désespoir de cause
de sottise et complaisance en tous lieux accueillis
J’en fus trop l’auxiliaire ou le bouc émissaire
nomade ne sachant conduire ses ruptures
Pas plus que dans mes autres vies
je n’ai jamais su choisir
En voulant découvrir des compromis d’honneur
plutôt que le meilleur que chercha mon orgueil
dans les fumées de mes débats de conscience
jugeant bien, agissant à revers
solitaire par fidèle inconstance
n’aurai-je été des pires ?
Je ne connaîtrai plus
l’un de ces matins d’avant l’été
où l’on descend boire le café
allumer la première cigarette
voire passer une ou deux amourettes
sous les marronniers de Paris
les platanes du Midi
ou les pins de Bretagne et Provence
prendre à la maison de la presse
les journaux dont les infos vous inspirent
pourquoi et comment votre génération
peut et doit faire un monde plus heureux
Oui, j’ai eu ce goût de sang, de cendre dans la bouche
depuis bien longtemps
depuis que je cours après l’adolescent
ayant cru à l’unisson
de l’écriture, de l’amour et de l’action
En voulant être de ceux
qui écrivent l’Histoire en même temps qu’ils la font
je n’ai rien eu en fin de comptes
que ce goût de cendre et de sang
Faute de talent, faute de marché
en retard ou à contretemps
dédié d’abord à ses devoirs de vie
il n’est pas venu au bon moment
il n’a guère eu d’audience
ça n’intéresse plus personne
ce n’est plus l’écriture d’aujourd’hui
Il y a des ateliers pour cela désormais
et il n’y pas pas été, ce n’est pas un initié
rien que des fumées pour se consoler
dans ces domaines aussi
on m’a volé ma vie
En regardant dans ses rétroviseurs
il voit ses amours qui furent si vivantes
se faner en floues brassées d’erreurs
de nostalgies et de dettes entassées
mes cigarettes pour oublier
Et l’action toujours à recommencer
- sauf si Sisyphe devient Kamikaze -
est parvenue à le lasser
Comment ne pas en allumer une de plus
pour essayer de se retrouver
dès qu’on peut au matin
à nouveau respirer
après s’être juré dans les étouffements
dans les éternuements
de ne jamais recommencer
Ils avaient rêvé des héros en série
avec de grosses têtes, de grosses mitraillettes
de gros sexes sur des corps de fil de fer
et en voilà beaucoup qui sont des patrons ronds
potelés pelotant
des secrétaires platinées et multilingues
derrière des bureaux mordorés
dans de grands immeubles de verre
Le jour où il a été nommé ce qu’il voulait
il croyait que c’était fait
il a fait l’amour tout l’après-midi
et ne se relevait que pour répondre en fumant
aux félicitations de ses amis appelant l’ascenseur
Quelques uns font encore semblant
entre deux whiskies, entre trois parties
malgré leurs privilèges garantis
de faire la révolution ou d'apprécier celle des autres
mais ce qu'ils aiment par dessus tout
c'est qu'il n'y ait plus d'idéologies
plus d'idéologie du tout
mais des sociologies du néant
Nous voulions libérer les peuples
Ils ont libéré les mœurs
Nous cherchions un juste marché
Ils ont fait le libre échange
Leur prurit libertaire s’est converti en laisser faire
sans laisser faire bien évidemment
les courants concurrents
Une génération s’est partout poussée devant
Ses réseaux ont occupé tant de postes influents
chez les uns et les autres, copains et adversaires
qu’elle a aisément écarté des facultés d’expression
ceux venant de plus loin qu’elle
ne sentant pas, ne pensant pas, ne jugeant pas comme elle
et qui n’étant de leurs chapelles
se sont, bel et bien, souvent faits censurer
- il suffit tout simplement de refuser ou de ne pas commenter -
ce qu’ils voulaient faire connaître et publier
Les chiens des garde nés d’un mai d’illusions
les ont tenu à l’écart plus encore par l’éditorial
qu’ils ont largement colonisé
le poisson pourrit par la tête
que par le capital dont l’intérêt libéral
- ça tombe bien - du même tonnneau
a su récupérer la critique artiste
pour mieux neutraliser la critique sociale
C’est qu’en soixante ans de sarabande
un autre monde est né que j’ai laissé passé
dont je ne connais ni les musiks
ni les people, ni les albums
ni les gadgets de com
dont je ne veux ni des disciplines
ni des libertés
ni que fictions et réalités
y rivalisent d’effets spéciaux
d’instincts dragués et de culots
Tout au long même de ces années
au cours desquelles ces sept cent mille
peut-être neuf cent mille ont été distillées
ce monde, s’il s’est un peu amélioré
a aussi multiplié les malades
les faméliques, les rats et les égorgés
Partout les imbéciles et les déshonneurs
y ont allumé des brandons dispersés
et la guerre du feu y a bien prospéré
Trop en a été dit et chaque jour en est répété
pour à nouveau le raconter
sinon que le charcutent les scalpels prétentieux
d’intellectuels au goût de jours vite passés
redécouvrant en termes souvent illisibles
mais heureusement volatils
ou propageant par stéréotype
les vulgates ou trahisons des prêts à penser
De la terreur et des rires
du napalm et des sunlights
du show biz et de la misère
la vermine, la peur et le froid des camps
les familles broyées dans l'incendie des villes
des jungles enlacées de pièges et de flammes
Les loups rassasiés dorment dans les poubelles
l'informatique irrigue les charniers
chacun couche avec la femme de l’autre
et l’autre méprise la vôtre
Il n’est que l'innocence pour ne pas s'ennuyer
On n'a pas encore trouvé le moyen
de faire sortir les enfants du ventre de leur père
mais il est revendiqué
que, sans mère
deux hommes accouplés puissent en élever
en attendant que le clonage humain
rende inutile de procréer
Femme, tu n’es plus l’avenir de l’homme
mais le fantôme d’un passé
dont il faisait les lois et toi les mœurs
la partenaire moins égale que suprême
comme la mort elle-même
qui joue les atouts des deux sexes
qui paye et prend à ses manières
sur tous les tableaux paritaires
où chacune joue, gagne ou perd
Et, dès qu’ils sont sortis des tripes nourricières
peut-être ensemencées par un père masqué
tes enfants vont en masse dans des pouponnières
avant de former les nouveaux régiments
de chômeurs consommateurs
s’éclatant ou grappillant
sur la misère des autres continents
Dans les stades, des coupes et des jeux
des mercenaires dopés qui valent très cher
galvanisent des foules pour changer en fêtes
des instincts d’agression et de domination
C’est la bonne école de la concurrence mondiale
L’offre de sexe exponentielle
ne fait plus deviner mais elle expose
faisant flamber l’envie du rut
et vendre le viagra
En attendant, pauvres adolescents
que vous soyez blasés avant d’être impuissants
voyez mon nombril sur ce doux ventre rond
votez pour le string qui me sculpte les fesses
apprécier le relief de mes parties
les pruneaux de mes seins et ma fente incrustée
l’enfant moulée premier et dernier cri
que sa tenue d’emblée offre à violer
Belle impunie au nom des libertés
la provoc, lorsqu’elle ne tue qui la pratique
dans le boomerang de quelques tournantes
a installé l’endémie d’une peste
et l’on a mis au pilori qui la conteste
tous ces ringards
dont je suis
Les signes d’autres Fois
et d’autres droits que ceux du tout permis
sont incompris
voile et foulard collectent les lazzis
alors que j’aime y voir sous les apparences pudiques
le meilleur qui soit de l’érotique
le risque et l’interdit
l’inaccessible est mieux que le promis
et sa valeur est ainsi sans prix
Il te faudra quand même de la drogue en poche
pour oublier l’appel de ces épaules nues
et le duvet des bras, le velouté des peaux
ces gorges offertes dans l’odeur des aisselles
ces parfums de femmes que tout homme idolâtre
lorsque bus et métros plaquent contre ton corps
l’essence d’inconnues un instant inhalées
Va donc les semer de tabacs en cinés
Il y a tant de films que dans le lot du nombre
il s’en trouvera bien un qui te conviendra
pour chercher un temps dans des destins fantômes
ce que le tien n’assouvit pas
Mais détournons nous tous
des estrades qui firent le Verbe théâtre
devenues burlesques par le plein des ordures
en proposant l’ennui collectif de l’obscène
ou ces contes ravaudés en caricatures
de mythes éternels ainsi remis en scène
pour redire à grand prix, mais pas mieux qu’autrefois
ce que l’on sait des dieux, des hommes et des rois
Dans l’éventail de mille fictions historiques
je retrouve parfum ou puanteur des siècles
qu’illustrent tour à tour de crédibles remakes
et j’aime aussi y lire une pendule ou deux
qu’un écrivain fouineur a su bien mettre à l’heure
Mais je suis bien heureux de n’être pas au nombre
de ces morts illustres dont le nom sert d’appât
ou de ces « Grands » qu’on ne déguise même pas
pour en vendre l’histoire en quelque travesti
prétendant écrire ce qu’ils firent et furent
Quand le scénario est la fable qui ment
quand l’imaginaire se prétend document
il n’est plus d’identité qui soit garantie
et mieux vaudrait garder le secret de leurs vies
Que la postérité s‘y trompe est bien le but
des marchands de soupes, d’intox et mascarade
qui font passer des faux pour des faits avérés
auxquels croient des publics sans formation critique
dont l’illusion de savoir va de pair
avec des navigations de hasard
sur des sites aléatoires
Et je ne parle pas des créations plastiques
allant d’installations en point mathématique
de millions de gélules
aux espaces tout nus
de monuments faits de scories coriaces
en éphémères pestilentiels
ou difformités célébrées par des cerceaux criards
Si je fus compétent, je suis perdu
surtout depuis qu’un farceur monochrome
du gland de son pinceau, je ne peux mieux le dire
a levé la fille dont j’étais l’homme
Quand on a la puissance d’argent ou de cul
- ce qui réserve l’extase à quelques élites -
on peut se choisir l’absurde ou l’insolite
et admirer ainsi les commandes publiques
Plus jubilatoire est l’horreur
et mieux les thrillers sont vendeurs
J’aime mieux ne pas avoir de nom
que d’avoir écrit ces saloperies
grâce auxquelles des auteurs nominés
courent après les prix
Mort, torture et possession par procuration
en attendant plus de live
sont en libre accès sur tous les écrans
dans toutes les collections
Il faut scandaliser non plus par l’imposture, mais en rêvant des vertus qu’aurait la censure. La meilleure, et d’abord pour soi-même, est une assurance esthétique : sans règles subies et interdits surmontés, il n’est ni art, ni écriture ; la liberté ouvre aux facilités du pire ; à la rigueur enfin de nous faire survivre. Le plus mauvais dans ce que j’ai écrit est ce qui dit en clair et qu’il eut fallu crypter : le sexe raconté n’est plus énigmatique, mais névrose expliquée sans rien de poétique.
Comment distinguer les fruits de la liberté
des attrapes du « sans limites » ?
et des fortunes des marchés ?
c’est à pleurer, c’est à fumer
Le « tout permis » égare plus qu’il n’affranchit
le « tout possible » qu’autorisent à tous les techniques
portent aux fractures plus qu’aux harmonies
et aux chaos d’architectures dans tous les sites
N’importe qui peut faire n’importe quoi
en n’ayant plus à se soumettre
aux climats et matériaux d’autrefois
La liberté n’ouvre chance de qualité qu’aux talents
la certitude de survie qu’aux génies
et il n’est pas établi qu’ils soient
plus qu’autres valeurs
garantis par la démocratie
Pour bien jouir au verso
il faut se protéger au recto
La vente et le goût des perversions
doit aller de pair avec santé, sécurité
et précautions
l’obsession d’hygiène est reine
la discipline est citoyenne
Si elle est contraire au règlement
la juste vitesse, l’audace individuelle
l’intelligence est criminelle
Délits et rackets font rimer
cliques, fric, triques et parfois flics
parmi toutes les nouvelles musiques
c’est d’ailleurs le rap seul que je reçois le mieux
parce que c’est chansons de texte
Trouille et délation sont des vertus
tout aliment et tout médicament est suspect
et tout sexe doit l’être
mais chacun peut faire n’importe quoi
si le préservatif est là
ou avec les drogues qui ne s’affichent pas
mais pas de tabac, ça se sent, ça se voit
surtout pas de nicotine
parce qu’elle contamine
le voisin non fumeur qui a vraiment très peur
bien qu’on disait pourtant
entre Français et Allemands survivants
sortant des lignes au jour de l’armistice
échangeons du tabac, c’est la passion des honnêtes gens
Lucky Luke et Malraux sont privés de leur cibiche
Pour l’action, la réflexion, la résignation
par compassion, provocation, évasion
ils fumaient presque tous nos héros
beaucoup y ont laissé leur peau
leurs films mêmes ne seront-ils épurés ou proscrits ?
Le péché de fumer ne sera-t-il bientôt puni
de perte d’emploi comme de droits aux soins ?
Faute de sauver la planète
l’écologie arbitre le pouvoir
mais certains disent qu’elle s’est trompée
à cent quatre vingt degrés
On s'est aperçu récemment
que le soleil n'en finissait pas d'arriver
mais qu'il n'existait plus depuis longtemps
Aussi va-t-on multiplier les chantiers nucléaires
puis envoyer les déchets dans la lune
heureusement pour réchauffer la terre
I1 y a des mots qui deviennent interdits
comme "douleur" et "agonie"
On a doublé les gardes-barrière
Aucun train ne s’arrête plus avant l’enfer
L’erreur détruisant des innocents
se nourrit toujours des délations jalouses
qu’accueillent des magistrats imprudents
Certains de ne jamais plus perdre complètement un client
les avocats ont élevé une stèle
à un garde des sceaux funéraires
La vengeance n’est à aucun menu judiciaire
On regrette la vendetta
On n'assassine plus les assassins
même ceux des grands mères
ni les tortionnaires d'enfants
Le même respect de la vie
s’arrange au nom de la diplomatie
des tueries en masse
perpétrées au nom des peuples élus
C’est en vain que quelques uns s’épuisent enfin
à dénoncer les grandes impostures
libérale, majoritaire, européenne
Celle des économistes dont l’idéologie
fait passer des choix pour des faits
nie toute alternative en maintenant à jamais
sous le boisseau des concurrences
des mondes si différents
qu’ils se détruisent réciproquement
Celle des démocraties absolues
dont le pouvoir au lieu de résulter
d’un nécessaire compromis intelligent
est issu, par hasard, de majorités obtenues
à quelques voix près dont on sait le prix
mais qui devraient n’avoir le droit de fonder
ni légitimité, ni autocratie d’un clan
Celles des humanistes du vieux continent
consentant aux conséquences mécaniques
de ces économies, de ces démocraties
aspirant sur leurs plages interdites
tant de cadavres évadés de l’Afrique
majeure responsabilité historique
de l’Europe coloniale et des blancs
pas tout lu mais j'y reviendrai tellement c'est dense.
· Il y a plus de 13 ans ·arthur-roubignolle
Je reviens vers votre texte qui m'a beaucoup enthousiasmée, qui à mon avis est un des meilleurs que j'ai lu, une certaine forme de désespoir que vous y exprimez m'a gagnée... peut-être est-il beaucoup trop interpellant pour mettre les lecteurs à l'aise, de ce point de vue le commentaire de itsu08, est merveilleux, courageux et très honnête ? blessée dans mon impuissance à partager largement mon enthousiasme... je voulais seulement dire : "On ne va quand même pas reconnaître et élever le grand talent... ce serait trop injuste !". Tiens je vais faire une petite séance de sophrologie moi ! Encore bravo !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
beau texte :) coup de coeur
· Il y a plus de 13 ans ·jeff-balek
C'est vrai, ce n'est pas un pamphlet mais un texte fondamental. Dur bilan auquel j'apporte aussi - et hélas - ma contribution. Bon, jamais trop tard pour essayer de rectifier quelques tirs perso !
· Il y a plus de 13 ans ·itsu08
Ce n'est pas un pamphlet Olivier mais un manifeste. Un magnifique manifeste qui m'inspire un grand coup de coeur ! Un peu d'amertume justement fondée et de la révolte au fil du rasoir. Merci infiniment (et merci à Eve pour le partage, ce que je fais à mon tour !)
· Il y a plus de 13 ans ·Gisèle Prevoteau
Zut, je m'aperçois que la machine a ses caprices et qu'elle m'a masqué une grande partie de ce texte... auquel je reviendrai car il est dense, et je l'aurai plutôt classé dans les "textes fondamentaux" que comme "pamphlet" votre humilité a du beaucoup vous nuire si par ailleurs elle vous honore ?
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
Un texte exprimant une détresse profonde, bien loin d'être un coup... (cela même qu'il dénonce ?) qui me fait me sentir moins seule... dans ce qui continue inlassablement... à écarter "ce qui vient de plus loin qu'elle", "sans laisser faire les courants concurrents", j'aime à croire cependant qu'un relais silencieux se passe, qui n'est certes pas trompeté par la gloire, mais qui anime la jeunesse espagnole ? l'oeuvre du poète et de l'esprit a ses parcours mystèrieux qui lui échappe parfois... la reconnaissance ne signifie pas qu'il n'est pas ? la liberté a ses revers amers ?
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
une sainte et saine colère!
· Il y a plus de 13 ans ·saki