Sourire sur canapé
Jean François Guet
Après avoir très bien vendu sa société de montage d'opérations immobilières, Josselin était revenu à ses premières amours, les arts plastiques et la sculpture en particulier. Ancien élève de César, comme beaucoup d'élèves plasticiens, il avait quitté l'École des Beaux Arts avant terme pour voyager de par le monde. Au retour de son périple initiatique, en parcourant revues, galeries et expositions, il avait pris la mesure de l'état gazeux auquel était parvenu l'art contemporain. L'idée seule d'y ajouter ses propres flatulences lui donnait la nausée. Josselin n'avait pas envie de devenir le faisan de service qu'on s'arrache dans les dîners en ville, ni de rejoindre la cohorte des crevards célestes qui se complaisent à éructer indéfiniment contre l'inanité du système.
Il avait préféré prendre un emploi de grouillot dans un bureau d'études en bâtiment où il avait appris les ficelles du métier et constitué un solide réseau. Assuré d'une clientèle solvable, il s'était mis à son compte et, porté par une conjoncture insolente, il avait réussi sans prostitution excessive. Josselin n'en tirait ni gloire ni prétention. Il s'était mis durablement à l'abri du besoin et, pour lui, c'était là l'essentiel.
Sculpteur, Josselin travaillerait l'acier. Il avait cherché un atelier dans le Vexin, le long de la Seine où il possédait une pénichette qui lui servait de logement occasionnel. En s'installant aux alentours de Giverny, il ne cherchait pas à s'inscrire dans les pas des impressionnistes, encore moins dans ceux de Monnet. Il peignait peu et les paysages ne l'inspiraient pas outre mesure. Outre César, Josselin était plus sensible aux travaux de Tinguely, Schein ou Serra, mais indifférent aux modes et tendances il ne se situait nulle part et s'en trouvait fort aise.
À un syndic de faillite, Josselin avait racheté une entreprise de tôlerie-peinture, murs, équipements et outillage compris, une bonne affaire pour un outil de travail prêt à l'emploi. Il s'était contenté d'en faire disparaître l'enseigne tapageuse et de ravaler la façade. Dans la cour, il avait remplacé les véhicules en attente de réparation ou de livraison par des arbres en pot. À l'inverse de ces ferronniers d'art qui exhibent leurs bestiaires naïfs dans leurs jardins, il n'était pas question pour lui d'y exposer ses travaux. Ne cherchant pas à accroître ses revenus, il ne produirait pas pour vendre mais pour son plaisir et celui de ses amis plasticiens, architectes, designers. À l'écart des galeristes, des collectionneurs et des médias spécialisés qui organisent à leur profit un marché de l'art perverti par la spéculation, être reconnu par ses pairs suffirait largement à son bonheur.
Son premier projet consista à travailler sur le sourire, plus précisément sur celui d'une femme qu'il avait trop aimée et qui avait disparu de son entourage. Josselin aimait se faire passer pour veuf mais la réalité était plus cruelle. Sa belle l'avait banalement quitté pour un autre, un maudit photographe de mode qui lui avait ouvert les portes du showbiz, un univers frelaté que Josselin abhorrait. Mademoiselle, réalisant sans doute un rêve de gosse issue d'un milieu modeste, devait y jouer aujourd'hui les poupées Barbie avec la morgue d'une parvenue. Il considérait que cette morue de cirque n'avait plus rien de la femme qu'il avait chérie. Elle avait tué l'une pour devenir l'autre, il en avait pris acte. Cet amour était mort mais son sourire continuait d'illuminer l'âme meurtrie de Josselin. Par la sculpture, il voulait lui redonner vie.
Très vite s'imposa l'idée d'interpréter le canapé « Boca » dessiné par Dali. Josselin allait en faire une version en acier laqué en rouge en reprenant le dessin des lèvres de sa compagne envolée, moins charnues, plus allongées et légèrement entrouvertes, bien plus suggestives que l'original.
Pendant un mois, il fit quantité d'esquisses et de maquettes jusqu'au moment où il trouva enfin ce je ne sais quoi de délicieusement provocant qui ne cessait de le hanter depuis sa rupture. Manipulant les logiciels de dessin et de traitement d'images avec dextérité, l'artiste faisait partager son enthousiasme à ses visiteurs. Il avait repéré le terrain adéquat pour installer son canapé, un pré le long du chemin de halage des bords de Seine. Montage photo aidant, il montrait à l'écran son œuvre in situ. Josselin intitula son œuvre « sourire sur canapé ».
Le parti d'entrouvrir les lèvres d'acier rouge vif et la façon dont il l'avait traité, provoquaient une vive réaction chez les filles qui, boudeuses ou coquines, trouvaient que cette sculpture était une invitation béante à toutes les luxures. Josselin le prenait comme un compliment car, rétorquait-il triomphant, c'était exactement ce qu'il avait voulu représenter. Pour leur part, les garçons voyaient dans le vide de cet inter lippe, source de digressions. Ils imaginaient d'y associer un accessoire de circonstance : qui un nuage de fumée ou un flot d'écume, qui une pipe ou un cigare, qui un quinquet ou un gyrophare, et qui, pour carnaval, un canon à confettis ou une langue de belle-mère façon Rolling Stones. Ces idées étaient immédiatement testées sur son ordinateur, les meilleures, sauvegardées en mémoire. Ne lui manquait-il pas que la parole ? Josselin ménagea à cet usage un logement pour un lecteur et des hauts parleurs : une bouche qui parle, quelle surprise ! Qu'elle chante juste, un miracle !
Découpage, cintrage, ajustage, assemblage, soudure, ébarbage, ponçage, polissage : la fabrication de la carcasse du canapé, fut laborieuse. Au moment de passer en cabine de peinture, Josselin était épuisé, angoissé et surexcité à la fois. Le résultat fut vraiment à la hauteur de ses attentes. Avec une ligne digne de Pininfarina, la sculpture d'acier rouge vif était un lumineux objet de désir! Son installation dans l'écrin vert pré où broutaient quelques pies noires, rassembla la foule des amis et alliés, mais ni officiel ni journaliste, encore moins de critique d'art. Pour cette gentille bacchanale, les dames portaient rouges à lèvres papillons et les joues des messieurs s'offraient à leur butinage au hasard des airs dansants joués par la fanfare. Après une dernière valse, il fallut se résoudre à abandonner le « sourire sur canapé » à son destin de mobilier champêtre.
Le lendemain, au hasard de leur promenade matinale au bord de la Seine, deux dames patronnesses découvrirent avec horreur le « sourire sur canapé ». Elles n'y virent que pornographie et, scandalisées, coururent chez le maire se plaindre de cette atteinte manifeste aux bonnes mœurs. L'édile tomba des nues et, accompagné de la police municipale, se transporta sur les lieux. S'il se montra stupéfait, il ne partagea pas le dégoût des chaisières. Vexé d'avoir été informé par des promeneuses et non par ses services, il promit néanmoins à ces dames d'intervenir. Il ne voulait pas s'aliéner ces électrices influentes qui militaient dans multiples associations de protection de l'environnement et autres ligues de vertu. Revenu en mairie, il alerta la préfecture. Un inspecteur des sites fit le déplacement et conclut que cette installation ne relevait pas d'une autorisation administrative.
Ulcérées par l'inaction des pouvoirs publics, les rosières mobilisèrent tout ce que le canton comptait de croisés de l'ordre moral et de défenseurs du bon goût français. Josselin fut invité à s'expliquer publiquement devant le conseil municipal. Sur un ton apaisant, il assura l'auditoire que son travail n'avait nulle portée militante, encore moins l'ambition de porter atteinte à l'ordre public et s'excusa d'avoir offensé certains de ses concitoyens prompts à voir malice alors qu'il n'y en avait aucune. Le sculpteur se montra surpris que sa modeste contribution à l'art pompier soit si mal reconnue. Il souligna que les esprits rances qui en voulaient à l'art contemporain, étaient de ceux qui, jadis, avaient vomi les impressionnistes, ceux là même qui faisaient la notoriété et la fortune du canton. À la fin de l'exposé, les élus déstabilisés par son argumentaire, se gardèrent de prendre parti. Ils se déclarèrent incompétents et, au grand désespoir des opposants, on s'en tint là.
Indifférents à cette ébullition, le « sourire sur canapé » et la Seine vivaient leur idylle. Les promeneurs appréciaient cette bouche sensuelle qui les invitait à s'asseoir au bord de ses lèvres. En plus, cette drôle de banquette chantait pour qui savait l'écouter. Elle devint une attraction et on vint de loin s'y faire photographier avant de poster le cliché sur le web. Parfois, on s'y bousculait à en venir aux mains mais comment résister à l'appel d'un tel sourire ? Un beau jour, une agence spécialisée y organisa un shooting pour un magazine de mode à grand tirage et, sous les fesses d'une adorable cover-girl, le « sourire sur canapé » fit la une du numéro du mois. Suite à cette parution, les médias vinrent du monde entier y consacrer des reportages.
Bien entendu, les détracteurs d'hier volèrent au secours du succès, se disputant les faveurs des journalistes pour vanter l'œuvre et l'artiste dont certains osèrent même revendiquer l'amitié. Quant à Josselin, il refusa les interviews : une œuvre d'art doit parler d'elle même. Fut-il sur canapé, un sourire doit se garder d'être trop bavard!
« sourire sur canapé ». j'ai adoré m'y asseoir cet après-midi Kissous
· Il y a presque 9 ans ·vividecateri
Un canapé qui nous attire au fil des mots, des lignes. On avance, on reste dans l attente de ... plus sur lui. Mais tout se termine par un sourire. Ce sourire qui ne laisse rien paraître, j aimerai tant voir ses yeux pour savoir, mais l artiste ne laisse rien paraître, propre même de l artiste. Je percevrai bien un jour ce qui se cache derrière ce sourire aguicheur, conscient de son pouvoir. ....
· Il y a presque 9 ans ·Marie Igles
Bravo Jean-François pour ce délicieux court métrage.... toutes les images sont là et le "sourire sur canapé" aussi, j'aurai bien été m'asseoir un p'tit peu dessus, c'est pas tous les jours que l'on peut poser ses fesses sur une œuvre d'art !.... ;-))
· Il y a presque 9 ans ·Maud Garnier
les sculpteurs ont un rapport tactile avec leur travail, ils invitent le spectateur à toucher mais les gardiens de musée l'interdisent ...
· Il y a presque 9 ans ·Jean François Guet
et oui, les gardiens, c'est des empêcheurs du toucher, mais pas du tourner en rond encore et encore dans les allées des musées ;-))
· Il y a presque 9 ans ·Maud Garnier
Brassens aurait goûté ce texte plus que du bout des lèvres. On est loin d'Albert, mais c'est tout aussi bien.
· Il y a presque 9 ans ·flolacanau
Albert c'est du Jef, ces nouvelles sont du Jean-François ... j'aime l'idée d'être plusieurs au risque de brouiller les pistes ... Brassens? ce compliment me touche ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Jean François Guet
Un pur régal ! J'avais l'impression d'assister à un court-métrage tant ton écriture est visuelle ! la conclusion s'impose : BONNET A RAS DE TERRE Jef ! Bisous et douce journée loin des cons coincés !! à bientôt !!
· Il y a presque 9 ans ·Christine Millot Conte
merci Christine, bisous bisous ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Jean François Guet
Succulent :-)
· Il y a presque 9 ans ·Joelle Teillet
heureux de t'avoir régalée ... bisous bisous ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Jean François Guet
Bien croqués tes personnages, Jean-François ! Et fine analyse de la réceptivité à l'art moderne. Tu reconnaîtras mon avatar ; je suis Marie, ailleurs...
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
merci Marie Ana Lisa ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Jean François Guet