Tatoo moi [Jetez l’encre #9]
odepluie
- J’peux vous taxer une cigarette ?
L’homme, petite trentaine, leva les yeux vers Charlotte et haussa un sourcil. Il ne l’avait pas vue arriver. Emmitouflée dans un gros gilet en laine, les cheveux relevés en une queue de cheval, elle lui parut toute petite. Elle devait avoir dix-sept ans à tout casser. Il ne réfléchit pourtant pas vraiment à sa requête et fouilla la poche de sa longue veste pour en extraire le paquet et tendre un bâtonnet de nicotine à la jeune fille. Il approcha la flamme de son briquet et regarda l’adolescente inspirer une grosse bouffée empoisonnée.
- Ah la vache, ça fait du bien ! S’exclama-t-elle. Quelle galère ! J’en peux plus de cette ambiance !
Elle se propulsa pour s’asseoir sur le rebord de la terrasse. Située sur le toit, au dixième étage de l’immeuble, cela faisait de la hauteur. Charlotte serra son gilet un peu plus contre elle. La nuit était fraiche. L’homme ne dit rien mais acquiesça dans un vague sourire. Il se détourna, continuant à fumer de son côté et observant la ville qui s’étendait autour d’eux, lumineuse.
- Vous êtes docteur ? Demanda la jeune fille, par curiosité.
L’homme lui refit face un sourire amusé au coin des lèvres.
- Pourquoi vous dites ça ?
- J’sais pas, vous avez une allure de docteur… puis vous n’avez pas l’air malade.
Il ne put pas la contredire. Il fallait dire qu’en ce lieu, les possibilités étaient limitées. On ne venait pas à l’hôpital pour se balader. Il perdit son sourire, et ne rentra pas dans les détails quant à son emploi à l’université.
- Je suis en visite… mon père…
Elle le regarda dans les yeux, mais ne fit aucun commentaire. Elle n’était pas idiote, on ne visitait pas un membre de sa famille au milieu de la nuit s’il n’y avait aucune urgence.
- Et vous ? Demanda-t-il machinalement, pour combler un silence qui s’apprêtait à devenir gênant.
Elle rigola, levant ses pieds pendants, et révélant le pyjama dont elle était affublée.
- J’suis pas vraiment en visite non !
Puis sans aucune pudeur, elle releva légèrement les manches de son gilet, et révéla deux gros pansements au niveau de ses poignets. Elle fit une moue fataliste, alors que l’homme observait les bandages. Il en déduisit facilement les plaies, devinant la lame tranchant la chair, le sang se déversant doucement dans la baignoire… Son regard plongea en contre-bas de l’immeuble.
- Vous n’allez pas sauter tout de même ?
La jeune fille ne retint pas un rictus. La remarque lui plut, ça changeait des pleurnicheries de sa mère.
- On verra, répondit-elle dans un demi-sourire.
Elle prit une nouvelle taffe et observa l’homme à la dérobée. Il avait les traits tirés. Il n’avait probablement pas beaucoup dormi, à moins qu’il n’ait beaucoup pleuré. Les deux, peut-être.
- Il a quoi votre père ? Osa-t-elle finalement demander.
- Une cirrhose… Il a toujours trop aimé la vodka… précisa-t-il après un court silence.
Il ne savait pas pourquoi il lui racontait ça. Charlotte perçut une pointe d’amertume dans sa voix, devinant à son tour les soirées trop arrosées, les discours gueulards, et la déception persistante…
- Ça craint… fit-elle remarquer.
Il haussa une épaule. C’était ainsi. De toute évidence, sa vie à elle non plus n’était pas toute rose. Ils partageaient au moins ça ce soir, en plus de cette cigarette sur le toit de cet hôpital.
- David !
Une femme, plus âgée, venait de pousser la porte qui menait à la terrasse, et coupa ainsi leur échange.
- Qu’est-ce que tu fais, on t’attend ! S'écriait-elle.
L’homme soupira, tira une nouvelle fois sur sa cigarette avant de l’écraser au sol du bout du pied.
- C’est pour moi, je dois y aller… Bon courage alors.
Il échangea un sourire avec Charlotte.
- Pareil. Et merci pour la cigarette, hein !
Il s’éloigna. Mais avant qu’il ne rejoigne les étages inférieurs, pour veiller aux derniers instants de son père mourant, il se retourna et héla la jeune fille.
- Et s'il vous plait, ne sautez pas !
Elle fit un nouveau sourire, franc. Ce sourire, David allait s’en souvenir longtemps, comme la lueur lointaine d’un phare par une nuit sans lune. Il tourna les talons et Charlotte le regarda disparaitre. Puis elle baissa le regard, pensive, avant de tourner la tête vers le vide et de murmurer pour elle-même.
- Promis.
Très belle découverte. Un style percutant, du rythme...
· Il y a environ 11 ans ·Bienvenue ici !
Mathieu Jaegert
Ah un grand merci à vous tous pour vos gentils commentaires ! Ça fait bien plaisir, d’autant que c’est toujours intimidant d’être lu par de nouvelles personnes :)
· Il y a plus de 11 ans ·odepluie
Quelle pureté de style ! j'ai adoré !! cdc
· Il y a plus de 11 ans ·lyselotte
C'est drôle, David c'est mon prénom ^^
· Il y a plus de 11 ans ·Je crois que c'est le seul texte du style dans ce concours. Tous étaient plus tournés vers le poème et l'essai littéraire que vers l'histoire avec style vif et tranchant. ça fait à votre texte un côté original en plus.
Puis vous contez bien je crois. C'est votre premier texte mais je ne me suis pas lassé. Moi, les circonvolutions littéraires m'aident à mettre des mots sur mes sensations. ça ne m'empêche pas d'apprécier une bonne nouvelle!
J'aime bien l'ambiance et puis les personnages sur le fil du rasoir. Mais je crois que la fille ne tiendra pas sa promesse pour ma part... J'sais pas, une intuition...
bis
Superbe ! J'ai beaucoup aimé cette chute en suspens... On se rend pas toujours compte des vies qu'on sauve.
· Il y a plus de 11 ans ·Bravo !!
rafistoleuse
J'ai adoré ce texte aussi. Simple mais brut et tranchant. Et cette fin floue dont on ne sait rien. On promet toujours ce qu'on est pas certains de tenir... Félicitations! Un talent tout neuf ici, bienvenue Odepluie :)
· Il y a plus de 11 ans ·Alice Neixen
Ton écriture, c'est tout ce que j'aime ! Simple, qui met l'histoire en avant, bref, nickel ! Et cette chute (hum) m'a foutu des frissons ! Bravo !!!
· Il y a plus de 11 ans ·octobell