Vieillard indigne

le-fox

Aujourd’hui, je me suis acheté un cercueil. Je n’avais pas spécialement de pensées mortifères à travers la caboche, non, simplement, je suis passé devant un marchand de cercueils, j’étais d’humeur dépensière, et voilà, je suis entré.

De plus, j’en serai bientôt à ma cinquième femme, ayant déjà été victimes de quatre… appelons ça « destitutions » pour éviter « répudiations », dans des circonstances plus ou moins scabreuses (plutôt plus que moins), tout ça parce qu’Asmodée, démon de la luxure, me visite plus souvent qu’à mon tour ; bref, cinquième femme, et c’est celle-ci qui vous enterre, s’il faut en croire les exégètes. Qui suis-je pour contrarier les exégètes ?

Bien sûr, je pourrais me faire anachorète (on évoque souvent les cénobites tranquilles, heureux hommes), mais n’ayant jamais eu le plus petit soupçon de Révélation, ce serait de la triche. Ou prolonger mon actuelle période de célibat, sorte d’éclaircie entre deux tunnels de gros temps, durant laquelle je puis céder librement à l’appel du bordel dont le discret lumignon rouge clignote avec insistance dans mes fantasmes et dans la rue Blondel proche de mon logis. Non que les choses du sexe m’obsèdent, mais il faut bien comprendre qu’un homme de quatre-vingt trois ans a des besoins. Besoins qu’il peut du reste assouvir assez facilement, grâce à une chevelure de neige propre à inspirer une confiance sans limites aux lycéennes et aux shampooineuses, lesquelles se laissent embarquer dans le déduit pour y fouiller les poches de Pépère à la recherche du sucre d’orge promis.

Seulement, j’ai besoin d’une épouse légitime, non pour le qu’en dira-t-on dont je me fous comme de mes premiers fixe-chaussettes, mais pour mon régime. J’ai en effet tendance, lors de ces périodes d’esseulement, à me ruer chez le marchand d’oublies pour m’y gaver de crêpes, gaufres, tantimolles, chialades et autres somptuosités formellement déconseillées par la Faculté à cause, paraît-il, d’un taux de cholestérol crevant le plafond du raisonnable. Tous les médecins sont des ânes, et le mien est à ce sujet emblématique, qui me somme de me nourrir exclusivement de carottes râpées sans assaisonnement, arrosées d’eau claire, et me pousse à me ranger des alcôves pour des raisons que je soupçonne être davantage morales que médicales. Un imbécile, quoi. Toutefois, je veux bien transiger, et me nourrir à la maison de choses un peu moins fantaisistes. Je pourrais évidemment engager une cuisinière, mais quelle cuisinière accepterait, sans augmentation exagérée de son salaire, de se faire besogner à la hussarde tandis qu’elle prépare le cassoulet dominical ? D’où la nécessité de cette cinquième femme.

Mais revenons à nos cercueils. Je suis donc entré dans cette boutique, où derrière la caisse se tenait un type au physique d’acteur spécialisé dans les rôles de croque-morts. La gueule de l’emploi. Il m’a aussitôt demandé avec componction, pour Monsieur qu’est-ce que ce sera.

- Une baguette pas trop cuite, ai-je répondu, spirituel.

Ça ne l’a pas fait sourire du tout. Pas même un léger rictus de complicité. Voici un type qui transpirait le sérieux, qui suintait l’ennui, qui se couperosait de dignité.

- Bon, allez, non. Je voudrais un cercueil. Avec l’intérieur doublé de soie rouge ; ça me rappellera les dessous de quelqu’un que vous ne connaissez sûrement pas.

Il m’a montré un certain nombre de costumes en sapin et même en chêne de qualité médiocre : le bois était bourré de lunures, de nœuds.

- Ami marchand d’articles funéraires, ce n’est pas ce que je souhaite. Vous allez m’exécuter, sur mesures, un cercueil fait d’une loupe de noyer spéciale qui devra évoquer aux amateurs le tableau de bord de certaines voitures anglaises. Pour parfaire l’illusion, et faire plus joli, nous y ajouterons quelques cadrans ici et là.

Il m’a regardé avec des yeux de locomotive, mais a fini par admettre que le client était roi, tout en émettant in petto des réserves sur ma parfaite santé mentale.

Je suis sorti de cet endroit très satisfait de moi-même. D’abord, j’avais cassé les pieds d’un individu manifestement chauve de l’intérieur de crâne. Ensuite, c’était une bonne chose de faite.   

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