Virginia

nyckie-alause

Virginia était enfin prête ou presque. Ne lui manquait qu'à choisir un manteau, le noir, trop sérieux, le bleu, trop conventionnel, le vert, trop vif pour cette promenade, une couleur qui lui vaudrait à coup sûr des critiques de la part de Grand'mère. « Trop voyant, trop voyant, bien trop vert »

Le rouge, oui celui-ci tout au fond du placard, lui semble tout à fait parfait. Ample, taillé en trapèze, une capuche bordé de fourrure synthétique du meilleur effet, de larges poches, légèrement ourlé au-dessus du genoux. Rouge comme… dira la vieille dame, rouge comme le manteau de l'histoire et Virginia fera semblant de ne pas comprendre alors Grand'mère se fâchera. 

« Fille imprudente ! Les mauvaises rencontres ! Et le loup ! »

Son sac est plein de victuaille pour toute la durée de son séjour, des pommes, du miel, du pain d'épice, une boîte de thé, des bonbons à la menthe qui ne sont pas pour elle ni pour Madeleine. Avais-je omis de vous dire le nom de la grand-mère de Virginia ? Les pastilles Vichy sont pour la voisine et meilleure amie de Grand'mère qui ne manquera pas de venir dès ce soir en disant « Le hasard m'a amenée devant ta porte. Oh mais c'est ta petite-fille ! » avec un air surpris. C'est sa manière d'être amie, un peu envahissante.

Virginia lace ses chaussure de marche, passe les bretelles du sac sur ses épaules et claque la porte. Zip, Hop, Clac, Zip, Hop, etc. Elle chantonne sa petite série à trois temps, s'essaie au contrepoint en prononçant chaque syllabe au pied levé plutôt que sur le pas et la voici sur le chemin.

Madeleine habite de l'autre côté de la colline. Virginia pourrait emprunter la route qui fait le tour du bourg, s'en éloigne en direction de la nationale en passant devant une station service, pour revenir en sinuosités au long de la rivière jusqu'au lieu dit « Saint-Lou-des-bois ». Mais le soleil clair de cette fin de printemps la rend légère et aventureuse.

Le sentier se réveille d'un sommeil que l'hiver a prolongé plus que de coutume, les feuilles se sont accumulée dans les ornières en flaques brunes et glissantes ; une végétation vert tendre se développe sur l'épine dorsale du chemin creux, trop tendre pour oser y laisser des empreintes, trop fragile pour déjà l'écraser. Virginia suit le chemin comme on suit une ligne d'écriture du bout du doigt en déchiffrant les signes, une histoire qui se développe sous le regard ébloui d'une enfant.

Souvent, quand elle se décide à passer quelques jours chez Madeleine, elle se sent redevenir l'enfant qu'elle a été, la petite qui ramasse des fraises sauvages, des framboises, des myrtilles. Une petite fille que sa grand-mère met en garde sur les risques du renard qui aurait uriné sur les baies tant convoitées. « N'y goûte pas avant que nous les ayons lavées ! Pense au renard ! »

Virginia rit de sa liberté, de son sac qui pèse sur ses épaules, de son manteau rouge, Dans son esprit, elle sautille. Une vision fauve qui disparait, à quelques pas, derrière les arbres. « Je rêve ! Le renard ! » 

Elle suspend son pas et son souffle, un frisson de curiosité la traverse, elle tend l'oreille, saisit le craquement de brindilles que l'on froisse, la respiration retenue, et presque une odeur de sauvagine qui se mêle à celle de l'humus et de la résine. Un cri s'échappe sur sa gauche comme un appel à l'aide, suivi d'un feulement, d'un aboiement, d'un râle, enfin suivi de quelque chose d'indéfinissable. Un silence envahissant que brise le hurlement d'un loup ? Impossible se dit-elle, les loups n'existent pas dans nos forêts. Elle s'apprête à traverser le chemin et tant pis pour les traces, tant pis pour les feuilles, tant pis pour la boue sur les chaussures et tant pis pour les herbes douces qui repousseront sûrement. 

Il est là, de l'autre côté du chemin, assis sur un petit promontoire, un tronc moussu qui dégage un parfum de champignon. Sa queue rousse posée en protection sur ses pattes de devant, la regardant de ses yeux jaunes et brillants, sans ciller et sans crainte. 

Elle s'est tenue prête à détaler, échapper au danger, courir à perdre le sens de l'orientation, rebrousser chemin, appeler au secours, hurler,… Et la voilà qui ne sait plus. Toutes les options envisagées sont devenues ridicules, « ridicule, ridicule, ridicule ! » Virginia a cette habitude de dire ses plaisirs, ses angoisses, ses peurs et le reste en un seul mot répété trois fois. La première muette pour son cœur, la deuxième chuchotée pour son âme, la troisième très fort pour réparer le monde… Et ça fonctionne une fois encore. L'animal est tout à fait immobile et lui aussi pratique certainement ce genre de rituel : sans bruit pour calmer les battements de son cœur, puis il produit un son léger comme ces odeurs que le vent de printemps disperse, la narine ouverte aux aguets, et ce cri qu'il pousse pour se sentir tout à fait vivant.

Aucun d'eux n'essaye de fuir. Ni Virginia ni l'animal roux n'opéreront un repli. Elle s'approche lentement, un frémissement de fourrure répond à son approche. Elle s'accroupit et lentement, très lentement tend la main vers la bête qui allonge son cou avance son museau pour finir par l'effleurer d'un baiser humide.  Comme un feulement de félin il miaule. C'est le moment que Virginia choisit pour dire « Chat, chat, chat ». On le sait à présent que Virginia aime répéter, d'abord sur le pas, puis en contre-temps en reprenant sa route qui d'ailleurs se termine bientôt. Elle voit la maison, la clôture avec ses premières roses, le pommier en pleine floraison, Madeleine et son amie qui passait justement par ici sont assises sur le banc au soleil. 

Bonjour Grand'mère — elle l'embrasse—, bonjour Grand'mère dit un peu plus fort car Madeleine est un peu sourde, et un grand et fort Bonjour pour réparer le monde.

« Tu n'as rencontré personne avec ce manteau ? » dit-elle dans un rire.

Les vielles dames montrent du doigt un nouvel arrivant et Madeleine ajoute « Viens là mon petit chat, viens là, viens me voir ! » 

Madeleine aussi prononce trois fois les choses importantes. Peut-être pour réparer le monde ?

  

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