Z COMME KARINE

Marcel Alalof

Z COMME KARINE

Je me sens attiré par Karine, qui est assise en face de moi sur la table de la cuisine de ma grand-mère, au sol tout de noir et blanc carrelé.
La fenêtre donne sur la cour et illumine Karine, assise sur la table qui m’écoute, moi, assis sur le bout de la chaise, en chemisette, le coude appuyé sur la table. Elle m’observe. Ne dit mot. Son regard vert profond me trouble, sans doute. Et je parle, je parle, de plus en plus vite, ce qui est ma manière de masquer mon embarras, tout au moins le crois-je !
Karine se penche, ouvre grand la bouche, et la plaque sur la partie intérieure de mon avant-bras nu. Je sens ses lèvres ourlées qui marquent leur territoire, sa langue qui humecte de haut en bas, de bas en haut ma peau, ma chair. Elle est collée, sangsue sensuelle. Le manège continue. Je laisse faire, n’ose bouger, de peur que sa magie cesse.
Sa salive commence à couler sous sa lèvre inférieure, le long de mon bras jusqu’au coude et glisse sur la table de bois peint. Je suis tendu comme un arc et, en même temps, la situation me parait irréelle car il y a bien longtemps qu’en principe la cuisine de mes grands-parents n’existe plus, qu’eux-mêmes ont disparu. Peut-être trente-cinq ans, la différence d’âge entre Karine et moi. Je me garde de bouger, car il n’est pas question de rompre le charme. J’aimerais faire et ne pas seulement laisser faire. Mais alors, rien ne serait plus jamais comme avant. Alors, je préfère laisser couler la salive de Karine, à la bouche grande ouverte accolée à mon avant-bras dénudé, là, sur la table de la cuisine de ma grand-mère, dont l’appartement et donc la cuisine, n’existent plus depuis trente-cinq ans.
Je sens la lumière décroitre, le jour se couche, vraisemblablement, mais Karine a tout son temps et le mien. La sonnerie du téléphone retentit soudain, sonne des dizaines de fois dans l’appartement, mais toujours Karine est reliée à mon bras. Je ferme les yeux et me laisse aller à penser. Est-ce le plaisir ou bien le bonheur ? Je ne sais. Et puis, Karine se détache. Je sens ses lèvres pleines, élastiques, se clore le long de mon bras, le quitter. Elle lève la tête, son regard flou caresse le mien. « Je voudrais du sirop d’orgeat » ! Murmure t-elle. Est-ce un caprice ? Je regarde le réveil mécanique qui n’a pas été remonté, puis la fenêtre. Il fait nuit noire et nous ne sommes éclairés que par la lumière des immeubles voisins. Peut-être trouverai-je du sirop au centre commercial ! Je me lève, attrape ma veste et me dirige vers la sortie. « Enfile la » !, dit-elle.

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