A toi...

Elsa Saint Hilaire

 

À toi…

Qu’avais-je donc fait de si terrible ?

Le sommeil avait déserté ma couche, si petite et si proche du lit parental. A l’époque, nous habitions un deux pièces dans le XIe arrondissement près de l’Avenue de la République. Exactement à une cinquantaine de coups de pédale de ma flamboyante trottinette. Un deux pièces pour quatre personnes : mes parents, mon frère ainé et moi-même. Mon frère dormait sur un divan dans la salle à manger près de l’antique salamandre qui cette nuit-là répandait une douce chaleur dans les deux pièces contigües et orangeait de ses flammèches, les branches du minuscule sapin garni de quelques boules et d’une unique guirlande scintillante. A sept ans, je ne m’étonnais guère que l’on déposât une carotte et des morceaux de sucre au pied du poêle barrant l’accès d’une cheminée condamnée. La magie rayonnait encore dans ma tête de blondinette.

La cloison entre la chambre et la salle à manger avait été partiellement abattue, créant un espace unique mêlant l’intime et le trivial. En temps normal, on s’entendait tous dormir ; en temps normal, nos souffles apaisés tissaient le lin de notre amour.

Oui, mais voilà, cette nuit-là, je ne dormais pas. Et rien ne me semblait normal. Le cœur aux abois, je craignais le pire.

Pourtant, nous avions été deux enfants sages et raisonnables. Notre liste au Père Noël tenait sur une carte de visite et nous trouvions cela très bien.

Pourtant, nous avions pris soin de ne pas oublier la crèche, avec Marie, Joseph, le bœuf et l’âne, attendant la naissance du petit Jésus qui reposait dans sa coquille de noix et que nous avions pour consigne de ne le mettre entre ses parents que le matin du 25.

Pourtant, nous avions déposé nos plus beaux souliers embaumés de cire au pied du sapin.

Pourtant, nous avions réveillonné chichement.

Pourtant, nous avions sacrifié, sans trop rechigner, à la messe de minuit à l’église Saint Ambroise, dans le froid piquant et sous quelques épars flocons de neige.

Pourtant…

Tout avait été parfait, conforme aux usages et à nos moyens d’antan…

Qu’avais-je donc fait de tellement horrible?

Je sanglotais, la tête pressée contre l’oreiller à m’en étouffer, de peur d’éveiller père, mère et frère.

On dit souvent que les mères ont le sommeil léger et qu’un sixième sens les avertit du moindre petit bobo, de l’infime souffrance de leurs enfants. L’étoile du berger avait dû éclairer en cette nuit les songes de mon père, puisque c’est lui qui s’inquiéta. Je sentis sa main chaude et lourde se poser sur mon front brulant.

- Qu’est-ce qu’il se passe ma bichette ?

Sa voix grave et douce me donna le courage de sortir la tête de l’oreiller et de tourner vers son beau visage des yeux noyés de larmes.

Il me fallut rassembler toutes mes forces pour articuler avec peine :

- Le Père Noël, ne passera pas…

Je me souviens et me souviendrai toujours de l’air étonné qui déforma ses traits à l’annonce de ce qui ressemblait à un verdict. L’image est là, gravée dans mon cœur. Il ne me posa pas de questions sur l’origine de ma détresse. Pas d’interrogation inquiète sur  la certitude dans laquelle je me tourmentais. Rien qui puisse appeler une confession indiscrète. Il était comme cela...confiant. 

Il sortit de la poche de son pyjama un mouchoir de Cholet rouge et blanc et effaça avec délicatesse les ruisseaux qui empourpraient mes joues.

- Attends, ne bouge pas, je vais aller voir…

Le silence qui suivit sa disparition me parut durer un siècle… Puis ce fut un « Ooooooh ! » libérateur qui sonna la fin de mes tourments. Il revint près de mon lit tenant dans les bras une ferme en carton dans laquelle s’égayaient tous les animaux de la basse-cour et de l’étable. LA ferme que j’avais demandée au Père Noël.

Pas besoin d’appareil photo pour immortaliser le regard que nous échangèrent. Toi, mon père ravi à la vie, patiemment tu parcoures le ciel, filant d’étoiles en étoiles, sur un traineau trainé par des rennes, et chaque jour tu déposes un cadeau dans mon cœur et poses ta main sur mon front brulant. 

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