Action ou vérité
mathyc
Maman est morte quand j’avais 10 ans. Des suites d’une longue maladie, comme ils disent. Je ne sais pas pourquoi on s’entête à dire ça alors que tout le monde sait que, derrière ces mots, il faut entendre «d’un putain de cancer »
Je suis sûr que maman m’aurait accepté comme je suis. Notre vie en commun avait été si courte qu’elle n’avait pas eu le temps de voir en moi l’adulte que je serai.
Quant à mon père, il était bien vivant mais malgré cela, absent. Ça n’avait jamais été facile entre lui et moi. Les choses s’étaient amplifiées à l’adolescence. Plus aucune complicité, le silence s’était installé petit à petit, sans s’en rendre vraiment compte. Un « bonjour » et un « au revoir » ou « tu peux signer ça pour l’école ». Nous étions étrangers, presque confus de nous retrouver à deux. L’ancien trio que nous constituions ne pouvait plus fonctionner, privé de l’un de ses membres. Je n’étais pas le fils qu’il aurait voulu avoir et ce n’était pas non plus le père que je souhaitais. On ne choisit pas sa famille, on fait avec… ou sans. Depuis la mort de Maman, il me rejetait encore plus car j’étais son portrait craché. Il la voyait en moi. J’étais son seul enfant, il était le seul parent qui me restait. Plusieurs fois j’ai eu envie de lui dire qui j’étais vraiment mais je savais déjà sa position sur la question. « Regarde-moi ces tafioles » l’avais-je entendu dire à plusieurs reprises, ignorant que l’une d’entre elles vivait avec lui depuis 17 ans, bientôt 18.
Je me rappelle précisément d’une scène. J’étais en cinquième. C’était lors d’une sortie scolaire. Nous allions au musée du Louvre afin d’illustrer de manière concrète notre programme d’histoire. Depuis notre collège de banlieue, il y en avait pour plus d’une heure en bus. L’ambiance était électrique. Quelqu’un avait lancé un « action ou vérité ». Mon tour était venu.
- Loïc, action ou vérité ?
- Vérité.
- Avec qui aimerais-tu sortir dans la classe ?
- Charlie, avais-je dit sans hésiter.
Tout le monde s’était tourné vers l’intéressée qui avait souri et rougi avant de pouffer de rire avec ses copines. Ils ignoraient qu’il y avait méprise et qu’il ne s’agissait pas de cette Charlie-la. Il y avait deux Charlie dans notre classe. C’était l’autre qui m’intéressait. Charlie Petrovski. Il était arrivé cette année au collège et il ne sut jamais rien de mon attirance pour lui. Je me contentais de son amitié tandis que lui flirtait avec Maeva, puis Lola.
Je me souviens également d’un cours de biologie en quatrième. La reproduction était au programme. Madame Da Silva nous expliquait avec sérieux des choses que nous connaissions déjà.
- Et les homos, madame, ils font comment ? avait lancé Lucas en déclenchant l’hilarité des autres.
- Très drôle, Lucas ! Très drôle ! Je te propose de nous l’expliquer la semaine prochaine dans un exposé.
Ca l’avait bien calmé et les rires avaient redoublé. C’était dingue ce que l’homosexualité pouvait faire rire les autres. Il y avait une certaine jouissance à prononcer le mot, à se rassurer sur sa « normalité ».
Les mecs se chamaillaient et se bagarraient en se traitant de pédés. C’était une façon pour eux d’affirmer leur virilité d’une voix qui portait encore les marques de l’enfance. Ils utilisaient le mot à tout-va, si bien qu’il en perdait son sens.
Retournons à ma vie actuelle. J’étais désormais en terminale. Mon père travaillait à l’usine en horaires décalés. Quand je rentrais du lycée, il était là. Il partait quand ma journée se terminait. Nos chemins ne faisaient que se croiser.
Ce soir-là, quand je suis rentré du lycée, j’ai machinalement sorti ma clé de mon sac à dos. Elle ne rentrait pas dans la serrure. J’ai posé mon sac au sol pour mieux me concentrer mais pas moyen de l’y faire entrer. Aussi absurde que cela puisse paraître, la serrure avait été changée. Mon père était bricoleur, il avait dû faire ça en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. J’ai sonné. Des pas ont résonné de l’autre côté de la porte. J’ai entendu le verrou se défaire puis mon père est apparu dans l’entrebâillement. Il a jeté mon grand sac de sport que j’utilisais pour aller au club de handball.
- Tire-toi. Je ne veux pas de ça chez moi. Tu me dégoûtes.
Trois phrases qui m’ont laissé interdit. La porte s’est refermée avec fracas et le bruit des pas s’est évanoui dans l’appartement.
Comment l’avait-il appris ? Nous qui ne partagions rien. Tout d’un coup je me suis souvenu. Ce matin sur MSN. L’heure qui défile. Cours d’histoire à 10h. La précipitation. Le bus à ne pas louper. Cliquer sur démarrer, arrêter. Attraper son sac de cours sans attendre que l’ordinateur ne s’éteigne. Erreur stupide. Se souvenir que la dernière phrase à l’écran était « Je t’aime» et qu’elle était signée de Bastien78. Game over. Retrouver Bastien comme tous les jours. Ne pas se douter que, pendant ce temps-là, son père, une tasse de café à la main, s’installerait derrière l’ordinateur familial et découvrirait l’homosexualité de son fils par écran interposé alors qu’il était venu commander une nouvelle perceuse.
Nous étions à la fin du mois de mars et mon forfait de téléphone était épuisé depuis une semaine, consumé jusqu’à la dernière seconde. Je ne savais pas où aller ni à qui en parler. Les gens ne sont pas à l’écoute. Ils te demandent si ça va mais même si tu réponds « non », ils ne relèvent pas et continuent comme si de rien n’était. J’ai tourné la situation dans tous les sens. J’ai marché sans me rendre compte qu’il pleuvait, ni que les passants m’insultaient lorsque mon sac les heurtait dans leur course effrénée contre le temps qu’il ne rattraperait jamais.
Quelle heure peut-il bien être ? 23 heures. Trop tard pour faire quoi que ce soit. Epuisé, j’ai posé mon sac ; je me suis assis sur ce banc de fortune trop court pour pouvoir y allonger mon mètre 89. Par chance, il ne faisait pas si froid en cette fin mars même si j’allais grelotter toute la nuit. De mon sac, j’ai ôté un sweat à capuche, l’ai roulé en boule, il me servira d’oreiller. Demain, j’aviserai.
Bastien et moi étions ensemble depuis cet été. Il n’avait jamais été dans ma classe mais je le croisais dans les couloirs du lycée et nous faisions du handball ensemble, tout comme Steeve mon meilleur ami ou plutôt ex-meilleur ami, depuis le jour où il avait compris que mes liens avec Bastien allaient au-delà de l’amitié. Ils nous avaient surpris dans les vestiaires après un match alors que Bastien m’embrassait. Nous pensions être seuls, les autres fêtaient notre victoire. Steeve me cherchait. Il n’a pas dit un mot. Il est reparti en silence. J’ai regardé Bastien puis suis parti à la poursuite de Steeve. Je lui ai attrapé le bras, l’obligeant à s’arrêter.
- Steeve, je suis désolé. Je ne voulais pas que tu l’apprennes comme ça.
- Ne m’approche pas, sale pédé. Quand je pense au nombre de fois où tu es venu dormir chez moi. Tu as dû bien kiffer.
- Ca n’a rien à voir, ai-je dit mais il était déjà reparti. Il ne comprenait pas que je n’allais pas sauter sur tous les mecs sous prétexte que j’étais gay.
La nuit fut longue et le sommeil court. Le matin, j’arrive tôt devant la grille du lycée. Je guette l’arrivée de Bastien qui arrive toujours in extremis avant les cours.
- Tu as une sale tronche Loïc. Ca va ?
- Mon père m’a foutu à la porte, hier. J’ai dormi dehors. Il sait pour nous…
- Tu déconnes ? J’peux pas le croire. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?
- Plus de forfait, tu le sais bien… Je voulais venir chez toi mais il était trop tard. Puis ta mère…
- Ma mère sait que je suis gay. Elle s’en fout, elle est cool. Elle préfère me voir heureux que venir me rendre visite au cimetière. On en reparle tout à l’heure, j’ai DS de maths dans genre… 3 minutes.
Bastien était une pile électrique au cœur tendre. Avec lui, rien n’était grave. Il trouvait toujours une solution à tout et était toujours prêt à aider les autres. C’était ça qui m’avait plu chez lui.
J’avais cours de sport. Je me suis fait engueuler par Monsieur Lagrange car pour entrer dans le gymnase, il fallait une paire de baskets propres et mon sac préparé à la hâte par mon père n’en contenait pas.
La matinée passa. A la cantine, j’ai retrouvé Bastien. Nous avons avalé notre repas en un temps record. Il a appelé sa mère qui lui a demandé 30 secondes, probablement le temps de s’isoler de l’open space bruyant qui ne favorisait pas les conversations entre une mère et son fils. Il lui a expliqué la situation avant de conclure d’un : « Tu es la meilleure, maman ! Je t’aime ».
- Alors ? ai-je demandé
- Devine qui vient habiter chez nous ?
Je n’avais encore jamais rencontré sa mère mais Bastien n’avait de cesse de me dire qu’elle était formidable. C’était une mère célibataire. Elle avait eu Bastien à 19 ans avec l’amour de sa vie qui justement en avait plusieurs de vie, lui.
J’avais posé mes affaires dans un coin de la chambre de Bastien. Pour la première nuit, je dormirai sur le canapé du salon en attendant que l’on dégage la chambre d’ami.
Une semaine était passée depuis que Bastien et sa mère m’avaient ouvert leur porte lorsque mon père me l’avait claquée au nez. Même si j’étais à l’aise et que je me faisais vite aux règles de vie de cette nouvelle famille, je savais bien que je ne pouvais rester là indéfiniment. Ces derniers jours, j’avais appris que chez Barbara et Bastien, on dînait la télé allumée et, dans cette famille, ce n’était pas pour masquer un silence trop pesant. Nous étions vendredi soir. Barbara avait commandé des pizzas. Le générique du JT de 20h retentit au moment où nous nous installions à table. La pizza passait de l’assiette à la bouche, le bruit de la mastication couvrant parfois les horreurs que nous montrait le JT de Claire Chazal. « Le JT, c’est sacré ! Maman voue un culte à Claire Chazal » m’avait dit Bastien. Je m’étais retrouvé seul à table ; Barbara était allée ouvrir à la voisine qui avait sonné quelques minutes plus tôt. Bastien était au téléphone avec sa grand-mère et faisait les cent pas dans l’appartement en s’efforçant de parler fort pour se faire comprendre de sa mamie qui devenait sourde. Les reportages s’enchaînaient, passant parfois du coq à l’âne. Là, au milieu de ma pizza quattro formaggi, la journaliste annonça un sujet au sein d’une association venant en aide aux jeunes homosexuels rejetés par leur famille. La réalité s’invitait jusque dans mon assiette.
- Ca vous dirait un ciné ce soir, les garçons ? Loïc ? demanda Barbara une fois le calme revenu et les traces du repas effacées.
- Si ça ne vous dérange pas je préfère rester seul, ai-je répondu.
- Comme tu veux. On te racontera.
Par la baie vitrée, je les ai regardés sortir de l’immeuble, bras dessus bras dessous. Ils se sont retournés d’un même mouvement et m’ont fait signe. Je leur ai rendu leur salut et les ai vus rapetisser puis disparaître complètement.
Refermer le rideau. Faire quelques pas. S’asseoir. Appuyer sur la touche « entrée » du PC du salon resté en veille. Entrer le nom de l’association entendu au JT dans le moteur de recherche. Cliquer sur le lien. Lire la mention « 24h/24, 7 jours sur 7 ». Saisir le téléphone sans fil posé sur son support. Inspirer un grand coup et taper les 10 chiffres d’un numéro qui marquerait le début d’une nouvelle vie.
Merci à vous, Cerise David et Escapetiger !
· Il y a presque 12 ans ·mathyc
Encore une "couche", merci ! je rejoins "façon de parler" Cerise : fluide !
· Il y a presque 12 ans ·Le top, continuez (ici hétéro "sensible").
escapetiger
Merci pour le partage de Woody. Très bon texte. C'est fluide et poignant.
· Il y a presque 12 ans ·cerise-david
Merci Wen, Angemarina, Escapetiger, christinej, Sweety et Reverrance !
· Il y a presque 12 ans ·mathyc
j'ai bien aimé aussi Merci woody du lien
· Il y a presque 12 ans ·reverrance
Pas toujours évident les relations familiales!
· Il y a presque 12 ans ·texte bien sympathique
Sweety
tres bon, merci pour le partage woody. je suis mere et je me suis posee la question, et la seule reponse qui me vient a l'esprit c'est j'aime mes enfants plus que tout alors je ne veux que leur bonheur peu importe la direction qu'ils choisissent, l'amour reste de l'amour peu importe qui sont les deux personnes qui partage ce sentiment. bravo
· Il y a presque 12 ans ·christinej
Fort, haletant, vibrant ...
· Il y a presque 12 ans ·escapetiger
D'accord avec Woody, c'est clair et fluide, on lit en confiance en se demandant où tu nous emmènes, mais on y va quand même sans problème.
· Il y a presque 12 ans ·Bon sujet (le mariage pour tous a provoqué pas mal de débats ici aussi) et surtout bien traité.
Sur ce texte là, ça manque peut-être un peu d'effet de surprise mais bon... c'est ça qu'on a déjà été trop bien habitué avec tes textes précédents !
Et Woody l'a dit, ton style, fluide et coulant rattrape tout.
Sur la mise en page, on a tous les mêmes problèmes (sauf Woody qui passe son temps à faire des sauts de lignes pour faire croire qu'il écrit beaucoup de pages...), il suffit parfois de sauter plusieurs lignes à certains endroits, mais c'est vraiment aléatoire, donc pas de panique.
wen
Merci Woody ! Par contre, la mise en page ce n'est pas mon truc d'où le décalage dans les dialogues. C'est moche !
· Il y a presque 12 ans ·mathyc
extra ! c'est clair, c'est fluide, et ça traite d'un sujet important ... tu es une conteuse qui sait tenir ton public en haleine et le nb de page n'a plus d'importance avec toi ... j'aime beaucoup ton style !
· Il y a presque 12 ans ·woody
Exactement ! Pourquoi empêcher les gens d'être heureux s'ils ont la chance d'avoir trouver la bonne personne. La vie est bien assez courte !
· Il y a presque 12 ans ·mathyc
Et je suis pour le mariage pour tous, la liberté de vivre avec qui on veut: c'est l'amour qui prime, pas la morale a deux balles!
· Il y a presque 12 ans ·Choupette
Choupette, le récit n'est pas réel mais pourrait bien sûr l'être. Je pensais à tous ces jeunes dans cette situation, à ceux qui ne peuvent pas en parler à leur famille. Et les horreurs entendues dans le cadre du débat du Mariage pour tous...
· Il y a presque 12 ans ·mathyc
Ouf ! Dur...J'ai un fils d'une vingtaine d'années...Et je crois que je réagirais plus comme Barbara.Mais je suis une mère. J'ai deux amies: une qui accepte l'homosexualité de sa fille en l'affichant, l'autre l'accepte mais n'en parle pas aux autres. Ton récit et si réel...si vrai. Si c'est le cas, j'espère qu' "il" a trouvé" de l'aide.
· Il y a presque 12 ans ·Choupette