AU DELA DU FLEUVE DE L’OUBLI

matt-anasazi

 « En approche, commandant. Descente régulière, arrimage au HECS[1] Léviathan dans 50 secondes.

-  Tenez compte du roulis, officier Collins.

-  Données confirmées, commandant. Vent latéral à 213km/h. Oscillations à prévoir, officier de navigation Collins, s’empressa d’ajouter la voix cybernétique de l’IA.

-  Merci, maman ALI, grommela le pilote. »

A travers le hublot de la navette de classe Harpoon, Collins ne discernait rien, si ce n’est les trainées blanches laissées par la neige sur la paroi de polyalliage transparent. Ses yeux s’en remettaient entièrement aux relevés topographiques modélisés en 3D et au balayage infrarouge en surimpression. L’atmosphère épaisse composée de méthane de Léthé était balayée en permanence d’orages extrêmement violents. Qui plus est, la température au sol ne dépassait pas 0° Celsius. Le paradis pour les vacances ! Le pilote abordait la phase critique de l’approche: la descente  avant arrimage. En temps normal, un arrimage utilise autant les opérations manuelles que l’IA des vaisseaux. Mais ici, Collins se croyait revenu en simulation à l’école aéronavale : tempête de neige, pas d’assistance d’IA pour l’accrochage au pont d’arrimage. La grosse tuile ! Enfin, vu la situation, fallait s’y attendre.

« Masse du Léviathan repérable au balayage infrarouge. Images transmises, reprit l’IA.

Le vaisseau en perdition portait parfaitement son nom. Long de plusieurs centaines de mètres, sa masse sombre obscurcissait la modélisation de Léthé et créait une aspérité immense sur le paysage plat du sol de la planète enneigée. A côté, la navette paraissait ridiculement petite malgré sa capacité de transport de 5 hommes d’équipage et de tonnes de matériel de secours.

L’officier de navigation voyait approcher la soute d’appontage. Le renfoncement concave identifiable par la teinte plus sombre à la surface lisse du Léviathan avec en son centre le bras télescopique d’accrochage électromagnétique. Il s’agissait de s’approcher suffisamment près du vaisseau cible pour que Donaldson active à courte distance avec son data encoder la séquence d’arrimage, tout ceci en sortie extérieure. Collins posa ses mains parfaitement à plat sur les ronds de lumière solide de la console de navigation. Ses mouvements se firent aussi légers que des caresses : chaque impulsion de ses doigts faisait changer la trajectoire de la navette. Elle pivota sur elle-même, s’incurva légèrement vers l’avant avant de terminer sa descente vers le bras mécanique.

« Portée suffisante pour ouverture à distance du système d’arrimage, commandant.

-          Merci, Collins. Donalson, à vous !

-          A vos ordres ! »

Le médecin de bord leva son avant-bras, activa son data encoder en tapotant sur le clavier tactile de la gaine épaisse du « gant », comme l’appelait la section maintenance, le code d’ouverture de la porte de la navette. Les huit panneaux de cette dernière s’ouvrirent en étoile. Le vent glacé s’engouffra, le repoussant comme un fétu de paille.

Donaldson s’élança dans le vide, retenu par un courant tracteur électromagnétique. Il flottait dans l’espace séparant les deux vaisseaux. Une plume guidée par une fourmi tentant de passer d’un arbre à un autre aurait eu autant de facilité. L’absence d’alimentation générale du circuit rendait une opération banale proche de l’artisanat. Arrivé après d’intenses efforts  à 15 mètres du bras d’appontage, il interrogea ALI pour obtenir le dernier code d’activation transmis par l’IA du Léviathan aux autorités de navigation. Quand ses doigts finirent de frapper le mur de photons solidifié de son data encoder, le bras se déploya pour venir adhérer à la paroi de la navette. Donaldson s’empressa de regagner la navette en se laissant aspirer par le rayon tracteur : non seulement prendre dans la figure un bras mécanique de quatre tonnes de poussée ne doit être agréable mais cette phase d’accrochage lui avait toujours rappelé le moment où une sangsue se colle à la peau de sa victime. Peu ragoutant !

« Arrimage terminé, commandant. Sas de réception du Léviathan pressurisé, température intérieure stable autour de 5° Celsius. »

« Lieutenant Oulikova, au rapport !

-  Navette arrimée, équipage au complet à bord du HESC Léviathan. Officier Clark Collins, navigation, officier Michael Donaldson, médecin de bord et officier Andrew Carpentier, gestion des données informatiques et moi-même attendons vos ordres.

-  Bien, en avant. »

Les cinq sauveteurs avançaient dans le long couloir de la soute de maintenance. La tension, la peur d’arriver trop tard se lisaient dans leurs regards, malgré leurs visières abaissées. Et ce froid : il figeait leurs expressions, autant qu’il marbrait les murs de lignes blanches de givre. L’air, solidifié et brumeux, était seulement troué par les faisceaux des lumières électriques et par la silhouette jaune brillant de ALI. L’IA[2], l’Autonomous Lightform Intelligence affectueusement surnommée ALI, marchait à leurs côtés. Andrew jeta un regard à ALI : il cherchait le réconfort dans ses boucles blondes et son regard argenté. Particularité de cette entité, elle apparaissait à chaque membre d’équipage sous les traits d’un personnage spécifique. Toujours une femme, avait soupiré le lieutenant Amanda Oulikova. La jeune femme russe ne goûtait visiblement pas l’humour ou le machisme des programmeurs d’ALI.

Ils finirent par arriver à la passerelle principale. Le spectacle sous leurs yeux les pétrifia d’horreur : des dizaines de corps étendus sur le sol, sans vie. Dans d’ultimes efforts de réconfort ou de soin, certains s’étaient rapprochés et la mort avait changé leurs sursauts de solidarité en monticules de chair refroidi. Une silhouette se détachait des autres : le commandant. Il s’était adossé à la console principale et, jusque dans les dernières secondes de sa vie, était resté « sur le pont », veillant sur son équipage.

« Officiers, nous sommes là pour sauver et enquêter. Il n’y a probablement plus de soin à apporter mais nous devons encore savoir ce qui leur est arrivé. Officier Carpentier, réactivez l’unité centrale et prélevez les données concernant le crash. Officier Donaldson, vérifiez les constantes de chaque individu au cas où il resterait des survivants. Les autres, fouillez les environs pour retrouver d’autres rescapés. »

Les quatre sauveteurs ne se firent pas prier pour passer à l’action : tout plutôt de rester sans rien faire devant tous ces cadavres. Andrew se précipita vers le mainframe et activa son data encoder pour un diagnostic système. ALI se rangea à ses côtés.

« Scannage des systèmes, Andrew. » Le regard d’argent d’ALI se fit vide et quelques secondes plus tard, sa voix flûtée s’éleva. « Unité centrale opérationnelle mais déficit énergétique majeure. Dérivation d’énergie nécessaire.

-  Je connecte mon data encoder en attendant mieux. Voilà, j’ai le rapport d’avarie post crash. Attends, j’ai besoin du diagnostic des circuits énergétiques, murmura-t-il, les doigts manipulant nerveusement le clavtile[3] du data encoder. C’est bon, câblages indemnes à 45% mais le peu d’énergie restant est reparti vers la centrale thermique.

-   Je préconise une connexion énergétique avec la navette Harpoon et la dérivation de l’énergie vers l’unité centrale de manière à accéder aux rapports les plus récents.

-  Bonne idée, ALI, active la redirection énergétique. Je m’occupe de la sécuriser.

-  Fin de transmission. » Et l’hologramme disparut, après un clin d’œil complice à Andrew.

Après quelques instants, ALI réapparut, tout sourire et volontiers charmeuse.

« Dérivation énergétique réussie, Andrew. L’unité centrale peut fonctionner à 55%  de ses capacités.

-          Donne-moi l’heure de la disparition des écrans radar de la station Asclépios Alpha.

-          01 :23 en Temps Sidéral Absolu.

-          Ok, j’ai trouvé le rapport d’avarie. » Andrew sourit et rendit son clin d’œil à ALI.

La première image que l’officier informaticien vit fut le visage ensanglanté du commandant. Il s’était retiré dans sa cabine pour faire un rapport objectif des circonstances précédant l’atterrissage forcé et les conséquences du crash. Ils avaient percuté un astéroïde qui était resté masqué à leur scan radar par la lune principale de la planète Léthé. Le choc avait dévié leur trajectoire et il était trop tard pour la redresser. Après le crash, ils n’étaient plus qu’une vingtaine de survivants mais le commandant ne se faisait pas d’illusion : ils n’avaient pas assez d’énergie pour attendre les secours, la température chutait trop vite et sauf si Asclépios Alpha avait constaté leur déviation de trajectoire puis leur disparition des radars, les secours ne récupéreraient que des cadavres.

Andrew récupéra toutes les vidéos concernant le crash des caméras de bord, toutes celles suivant le crash et les transféra dans son « gant ». Il rejoignit le centre de la passerelle en attendant les autres. Une occupation, vite ! Il voulait échapper à l’écho de ses pas dans cette salle vide de bruit, de respiration, de vie, à part les leurs. Il choisit de transférer aux autres des données concernant la structure du Léviathan mises à jour en fonction des avaries dues au crash. Il guidait à distance les autres membres de l’équipe de recherche en compagnie d’ALI pendant que Donaldson continuait à faire le tour de la salle à la recherche désespérée de signes de vie. Au bout d’une heure, les trois autres membres d’équipage s’étaient retrouvés et réembarquèrent dans le Harpoon.

« Messieurs, le HESC Léviathan s’est crashé à 01 :23 TSA. Aucun survivant, malheureusement. Tout ce que nous avons pu effectuer, c’est la collecte des données concernant les raisons et les conséquences du crash, ainsi que quelques dossiers personnels des membres. Nous prendrons les mesures nécessaires pour établir la liste des victimes, puis prévenir la Confédération d’Expansion Humaine et les familles des membres d’équipage. »

Le commandant s’adressait aux dirigeants de la station Asclépios pour son compte-rendu de mission. Andrew attendait le signal pour transmettre les données. Il aurait très bien pu s’abstenir d’assister à ce pensum mais le commandant Chan avait insisté : en tant qu’officier informaticien de la mission, sa présence était indispensable. Pour ce qu’il aurait  à faire, appuyer sur son data encoder et lancer les dossiers récupérés de la carcasse du Léviathan. ALI, c’était sa tasse de thé, pas la sienne !

Andrew se tenait debout un pas derrière Chan, respectueux du protocole dû à son poste et à la demande de son commandant d’assister à la réunion. Il portait la tenue protocolaire des officiers informaticiens. Elle était reconnaissable à sa couleur bleu turquoise, douce et prônant la communication entre humains et IA et aussi à la présence de son data encoder. Ils étaient les seuls à porter un « gant » en toutes circonstances, même en dehors de leurs missions sur le terrain. Malgré le côté gentiment rebelle de sa mèche à pointe si peu règlementaire, il « portait beau » en uniforme comme lui avait sa mère le jour de sa décoration. Ses cheveux courts noirs de jais tranchaient avec son teint laiteux et son visage en pointe. Ses yeux marron demeuraient étrangement inexpressifs et la solennité du moment se lisait sur son nez long figé et ses lèvres étirés en un trait. Un coup d’œil de Chan et Andrew lança la reconstitution de la catastrophe.

Au centre des tables du conseil de la station, une animation 3D se matérialisa, retraçant les derniers instants du Léviathan. La séquence décrivait la course folle de l’astéroïde percutant le vaisseau et sa chute vers Léthé. Pour plus de réalisme, la vue extérieure du vaisseau alternait avec les plans des caméras de bord à toutes les étapes du désastre. Effet garanti sur l’auditoire ! La salle résonnait des échos des explosions et des hurlements métalliques et humains. Quand l’agonie du Léviathan et de ses passagers fut terminée, l’assemblée se leva, assommée par l’ampleur du drame et demanda instamment au commandant de transmettre au plus tôt toutes ses informations à la Confédération et de reconstituer l’ensemble des dossiers de chaque personne à  bord pour contacter les familles en deuil. Le commandant Chan et l’officier Carpentier saluèrent le Haut Conseil de la station Asclépios Alpha et sortirent de la pièce. En se dirigeant vers leurs quartiers, le commandant se tourna vers Andrew, le front soucieux.

« Andrew, je vous demanderais une mission importante, délicate et je le sais, éprouvante pour les nerfs.

-  Je vous écoute, commandant.

-  Il faudra visionner chaque séquence filmée par les caméras de bord, les recouper une à une avec l’aide d’ALI pour isoler chaque personne à bord du Léviathan et ensuite les comparer aux fichiers de recensement de l’HEC. » Il prit une inspiration profonde, comme pour chasser une pensée pénible. « Je conçois que cette tache sera pénible et ingrate, mais il en va de la tranquillité de familles entières.

-  Je comprends, commandant. A vos ordres, acquiesça-t-il, en exécutant le garde-à-vous. 

-  Merci, officier Carpentier. Je vous savais un homme de confiance. » Le commandant lui rendit son salut et lui tendit la main, à la surprise d’Andrew. Il serra la main de son commandant et le vit partir. Malgré toutes ses années de service, c’était la première fois que le commandant Chan témoignait d’une si grande proximité – pouvait-on parler de complicité ? –. Andrew resta quelques instants les yeux dans le vague avant de contacter ALI. Elle apparut aussitôt, génie de la lampe moderne. Ils se mirent à marcher vers le bureau d’Andrew.

Les images défilaient en accéléré. De temps en temps, un arrêt sur image, un zoom sur un visage, l’apparition des points d’identification morphofaciale et le ballet frénétique des images reprenait. ALI « se concentrait » ; son regard d’argent et son visage d’or se fermaient pour n’être plus qu’un visage-miroir. Elle gardait sa forme holographique pour soutenir Andrew dans son épreuve morale autant que pour rendre « palpable » son travail de recherche. Sa tache : établir la liste et mettre à jour chaque dossier pour signaler le décès de chaque personne à bord du Léviathan. De là, l’informaticien stockait tous les dossiers dans les moindres détails : il ne voulait pas simplement annoncer à la famille la mort de leur proche mais plus leur donner un brillant état de service de ces membres de la Confédération, envoyés comme colons dans toute la galaxie. Une vraie nécrologie et il devrait la présenter en visio face à une famille éplorée, lui ainsi que les quatre autres membres du Harpoon. Cette idée le terrorisait déjà mais il assumerait son devoir d’officier.

ALI continuait son analyse de reconnaissance faciale quand elle vit Andrew blêmir et se lever, pantelant. Son visage semblait un masque de cire, torturé par la stupeur et l’hébétude.

« Andrew, tu as un problème ? Ton rythme cardiaque s’affole et pour autant ton irrigation faciale a brutalement changé ! »

Ses lèvres formèrent un mot inaudible, qui revenait inlassablement, comme un ressac… ou un écho. Il finit par prononcer « Narcissa… ».

ALI se tourna vers le dernier dossier retrouvé. L’IA vit la photo d’une jeune femme blonde aux yeux bleu-gris transparents. Un nez fin, une bouche légèrement ourlée, des pommettes rondes saillant de son visage long de sélénite[4], une crinière blonde flamboyante et épaisse.

« Tu as dû mal lire : le dossier retrouvé  est celui de Chlarissa Alex Stubber.

-  J’ai très bien lu : Chlarissa Alex Stubber, née le 28/02/2278 sur la base Europa sur la Lune, 1,90m, 60 kg, les yeux bleus, chevelure blond platine, portant une cicatrice en croissant de lune sur l’avant-bras droit.

-  Cette précision n’apparait pas dans le dossier. Comment…

-  Parce que la cicatrice, c’est moi qui lui ai faite ! »

« Tu me dis qu’elle s’est retrouvée orpheline très jeune ?

-  Oui, c’est pour cette raison qu’elle a choisi de partir comme colon. Elle avait reçu un solide héritage, qu’elle a utilisé pour s’acheter un billet de départ, nouer des contacts dans le milieu des colons et s’acheter des équipements. » Il baissa les yeux ; la pensée qui lui traversait l’esprit le faisait souffrir. « Elle avait toujours été très perso… et elle avait une très haute opinion d’elle-même.

-  Tu peux apporter des éclaircissements à tes assertions ?

-  Je me souviens d’un moment précis. On était en « petite classe », celle dispensée par les IA ou les visio-profs. On avait un cours sur les mythes grecs.

-  Pardonne-moi cette question, mais en quoi des explorateurs du cosmos ont besoin d’histoires vieilles de plus de 2000 ans ? » ALI scrutait Andrew avec d’autant plus de curiosité qu’elle le voyait se battre contre ses sentiments pour lui répondre. Non seulement ses constantes vitales s’élevaient à des seuils comme jamais l’IA ne les avait mesuré, mais plus encore sa voix tressaillait, disparaissait, n’était plus qu’un murmure pour revenir quelques secondes plus tard. ALI ignorait la source de ce trouble mais il était évident qu’Andrew expérimentait une grande souffrance.

« L’espace regorge de noms tirés des mythes grecs… et la logique de l’HESC est que tout enfant connaisse l’origine des noms des planètes. » Il repoussa sa mèche, un sourire amer sur le visage. « Même si savoir que Chlarissa est morte sur la planète dont le nom renvoie au fleuve de l’oubli éternel est d’une ironie cruelle. Je ne risque pas de l’oublier !

-  Souhaiterais-tu arrêter cette discussion ? Tu ressens une extrême tension qui…

-  Non ! » Malgré son teint terreux, Andrew avait expulsé sa réponse avec fracas. L’air vibra autour de l’hologramme d’ALI. « Il faut que je te dise tout… Ça doit sortir de moi ou je vais en crever !

-  Très bien, Andrew.

-  Ce jour-là, chaque élève devait produire un visio-exposé sur le mythe de son choix. J’avais choisi le mythe de Narcisse et Echo.

-  Qui sont-ils ? » ALI prit la mine la plus ahurie possible, ce qui arracha un pâle sourire à l’informaticien.

« Merci de faire l’ignorante, alors qu’en une milliseconde, tu pourrais connaitre le texte de chacune des versions écrites. Narcisse était un chasseur extrêmement beau qui ne s’intéressait pas à l’amour. Un devin avait annoncé à sa naissance qu’il ne devrait sous aucun prétexte voir son image. Sauf qu’un jour, il alla boire au bord d’un lac et il tomba amoureux de son reflet.

-  Et Echo ?

-  C’était une nymphe tombée amoureuse de Narcisse que la déesse Héra avait puni de ses bavardages en la faisant devenir muette. Elle ne pouvait que répéter les derniers mots prononcés avant elle. L’ironie de l’histoire est qu’elle vivait dans l’ombre de la forêt près du lac où Narcisse se regardait. Luis se lamentait de ne pouvoir aimer le reflet dans l’eau, elle répétait les lamentations parce qu’elle ne pouvait être aimé de lui.

-  Et ?

-  Ils moururent tous les deux. Lui fut changé en narcisse et elle disparut. Seule sa voix survécut, sous forme d’écho. »

Pendant tout son discours, Andrew tenta de retrouver son assurance. Se concentrer sur un sujet dénué d’affect permit à sa voix de retrouver ses inflexions naturelles.

« Mon exposé était clair et mes animations étaient fluides et plutôt bien faites. Mais j’avais négligé un détail : j’avais modélisé mes personnages à partir de ceux que j’avais sous les yeux. Narcisse avait mon visage et Echo celui de Chlarissa. Non seulement tous les enfants se moquèrent de nous, mais ils en conclurent que j’étais amoureux d’elle et la baptisèrent « Narcissa »… parce qu’elle s’en fichait des sentiments des gens !

Ses yeux se posèrent sur ALI et ils se crispèrent aussitôt. ALI comprit en une fraction de seconde. « Debout, soldat, tonna le lieutenant Oulikova avec un fort accent russe.

-  Merci, ALI, mais c’est ma ALI que je veux. »

Incapable de répondre à cette déclaration non prise en compte par sa programmation, ALI se figea une seconde. Elle finit par sourire timidement. « Semper fi[5] ! »

Chlarissa reposait sur une étoffe bordeaux, fine et moirée. Son visage s’en trouvait encore plus blafard et son expression rigide malgré sa douceur. Par les soins du thanatopracteur, ses joues avaient retrouvé quelques couleurs et un peu d’allant. Ses cils clos à jamais semblaient prêts à s’ouvrir d’un long sommeil, son nez prêt à humer des senteurs nouvelles et sa bouche prête à s’ouvrir pour bailler. Mais sa peau trop nette rappelait la pâle et éternelle immobilité du marbre. Et sa froideur.

Andrew, en tenue d’apparat turquoise, se tenait à côté du cercueil d’acier. Pour la solennité de l’instant, il avait laissé son data encoder dans sa chambre. Il voulait pouvoir toucher une dernière fois Chlarissa des deux mains. A sa boutonnière, une fleur jaune s’accrochait désespérément. Après les adieux de rigueur, il prit la fleur de la main droite. ALI reconnut la plante. « Famille des liliaceae, c’est un narcisse jaune ou Narcissus pseudonarcissus. » Il ne répondit pas.

ALI s’approcha d’Andrew. Elle craignait de l’avoir blessé par sa remarque. Il leva un regard terne ; ses yeux terre de Sienne en avaient pris le peu d’éclat.

« Jonquille… Je préfère… Je me trompe peut-être mais j’aime ce mot. Mon côté français, peut-être ! »

Il se pencha et posa la fleur sur la bouche de Chlarissa. Ses mains tremblèrent en scellant le cercueil. Le corps de la jeune femme était prêt pour un voyage aux confins de l’espace.

Andrew se recula de deux pas, se tourna vers ALI et lui fit un signe de tête. ALI déclencha l’éjection du cercueil-capsule, entamant dans un chuintement léger son ultime périple. Il s’élança dans le vide et disparut rapidement de leurs champs de vision.

« Tu ne m’as pas dit comment elle a réagi à ta « déclaration » ?

-  Elle s’est levée et a cherché à s’enfuir de la salle de classe sous les « Narcissa, Narcissa ! » de tous les autres enfants. Elle n’est revenue que quelques jours, le bras couvert d’un bandage. Elle s’était dessiné une demi-lune sur l’avant-bras droit. Elle a sorti un couteau, se l’est planté dans le bras en hurlant : « Comme je peux pas m’arracher le cœur, ni vos yeux, voilà ce que je vous fais ! » Je me souviens que la scène s’est terminée par les hurlements de tous les enfants, et moi, je restais immobile car je la trouvais toujours aussi belle. Elle avait juste ajouté la rage et le désespoir à son visage d’ange… A cause de moi ! »

Il replongea dans l’observation de l’espace. Il fixait désespérément le point où le cercueil avait disparu. Avec l’espoir ou l’idée insensés qu’il pourrait l’apercevoir, qui sait !

« Ce qui me tue, c’est que l’espace ne renvoie aucun écho, aucun son, aucun ressac. Au moins, les marins qui retournaient à la mer s’engloutissaient dans des remous audibles, le son se répercutait… » Sa voix s’altéra à mesure que deux rivières dévalèrent ses joues.

« Les échos persistent toujours ! »

ALI se rapprocha d’Andrew. Elle tourna son visage brillant d’ange aux yeux d’argent, aux pommettes saillantes, à la chevelure blonde flamboyante et à la haute taille de sélénite.

[1] H.E.C.S. : Human Expansion Confédération Ship. Appellation de tous les vaisseaux spatiaux d’exploration spatiale réunis sous un pavillon unique, quel que soit la nation l’affrétant.

[2] IA : Intelligence Artificielle.

[3] Clavier Tactile

[4] Habitant de la lune.

[5] Semper fi ou semper fidelis : toujours fidèle !

  • Non, c'est juste qu'elle est élevée sur la lune, donc pesanteur moins forte et silhoutte suuuper looongue et suuuper miince ! Et selon mes calculs, le ratio taille/poids aurait pu être pire !(à lire aussi dans "Révolte sur la lune" de Robert Heinlein, un de mes livres préférés !)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • Aaaah un joli texte en effet ! La première partie m'a un peu perdue, mais j'ai dévoré la deuxième. Sinon, juste un détail : 1m90 pour 60kg ?? Elle a fait Dachau, Chlarissa ? ^^

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Belle histoire qui résonne malgré tout dans l'espace même exempt d'écho! j'adhère!
    CDC
    Je te joins une fiction différente, si tu aimes, il y a 4 suites, en attendant les autres

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • Merci à tous d'avoir survécu à ce crash dans la SF... et d'avoir tenu jusqu'à la fin !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • Oui tu maîtrises vraiment bien, c'est clair !
    Bon, je ne suis pas une fan absolue de SF mais j'ai bien apprécié cette nouvelle !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

  • J'ai pris beaucoup de plaisir à te lire. On sent la culture SF bien présente. Les dialogues ont de la chair. L'histoire d'amour est touchante avec ses racines antiques.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image 8 54

    hectorvugo

  • J'ai pensé un moment que tu nous ferais un truc à la Alien lol En tout cas, sympathique lecture ! J'aime beaucoup la SF et on sent que tu maitrises, les détails fourmillent, et rendent le tout super réaliste ! Et effectivement l'évocation du mythe de Narcisse et Echo, c'est top =P Bref bravo, j'aime beaucoup !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    De grandes quantites de pluie vont tomber 150

    odepluie

  • quelle histoire, ce mélange de sf et la mythologie greque c'est bien trouve. bravo Matt tres bon texte

    · Il y a plus de 10 ans ·
    521754 611151695579056 1514444333 n

    christinej

  • Un roman en 13 pages, de l'espace au mythe et une phrase décisive sur les échos qui perdurent. CDC

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Image

    Archange Flippé

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