Ce sera chouette chez tes mamies
jones
Ça y est, j’ai mis la petite dans le train. Une bonne suée jusqu’à la gare, un coup de stress au milieu de la foule, dans les couloirs du métro et sous la pendule. Avec pour finir une pincée de culpabilité quand le TGV a quitté le quai. Un rituel qui prend de l’âge maintenant. Quatre ans qu’elle fait seule la fameuse diagonale, du sud vers le nord, d’un port à l’autre, quatre ans qu’elle remonte à l’envers le chemin que l’on a fait tous ensemble.
On a débouché directement sur le comptoir des Jeunes Voyageurs Services en haut de l’escalator. Les blouses fluo des jeunes étudiantes qui accompagnent les enfants les faisaient ressembler à du personnel de voirie, les désignaient comme des enchainées du rail. C’est drôle comment ces sous-emplois sont féminisés, les femmes de ménage, les caissières de Super U et les accompagnatrices de voyage se retrouvent surement le soir dans des caves sombres pour fomenter le Grand Soir. Le lupen frau prolétariat. Je les imaginais dans l’humidité de leur blousons de queer s’invectiver les unes les autres sur la pertinence d’une lutte armée, j’admirais la révolution en marche quand un type bourré vint s’échouer sur le comptoir pour réclamer une casquette. C’était son sacré Graal ou son rocher de Sisyphe mais il tenait plus que tout à repartir avec.
La petite brune qui devait servir de chef (au vu du peu d’empressement qu’avaient ses collègues à lui venir en aide) faisait preuve de beaucoup de mansuétude pour ce pauvre bougre. Elle souriait, marmonnait entre ses dents que ce n’était pas possible, qu’elle avait juste le compte pour les enfants. Vous comprenez ? Les enfants ! Si vous m’enlevez une casquette, il y aura un petit qui n’aura pas la sienne et du coup, il se pourrait que je le perde dans le train et qu’il ne retrouve jamais ses parents. Enfin, vous comprenez, non ?!? Mais il ne comprenait rien, pas le moins du monde. Sa vie à lui, c’était de la merde et cette casquette qu’elle lui aurait donné, c’était comme un baiser, une respiration qui l’aurait mené jusqu’au lointain, en pleine mer dans les bras de son rêve. Elle lui souriait mais il ne pouvait pas comprendre. Il s’accrochait vainement, bafouillait sa peine. Echoué, il savonnait son cœur sur le bord du comptoir mais lui aussi ne pouvait pas comprendre. Les enfants, c’est sacré. Il a fini par lâcher le premier. Elle l’a regardé s’éloigner avec dégout. Il n’emportait rien chez lui, il retournait dans sa niche retrouver ses casquettes décolorées, écouter un rap pour ceux qui ont au milieu du cœur un trou comme une couronne de lune.
La révolution, c’était pas pour maintenant. Non seulement, on ne se reconnaissait pas au premier coup d’œil mais même les filles ne jouaient pas le jeu entre elles. J’ai regardé autour de moi et la gare ressemblait à un aquarium agité. Les enfants et leurs valises qui faisaient deux fois leurs poids ont slalomé entre les voyageurs jusqu’au quai H. Les mamans se sont collées aux vitres du train comme des poissons. J’ai embrassé ma fille et je lui ai dit que c’était comme ça la vie, qu’il fallait qu’elle ait son temps à elle et que moi, je devais avoir mon temps à moi, que quand on se reverrait on se sera manqué et que ce sera chouette. J’emploie souvent ce mot quand je veux dire fort. Je dis chouette pour dire que ça me transporte, que je voudrais ne vivre que des moments chouettes aujourd’hui parce qu’avant je ne savais pas qu’ils l’étaient et que je veux juste ne plus les rater. Avec elle ou avec tout le monde, je ne veux vivre que des moments chouettes, jusqu’à saturation, jusqu’à en dégueuler et en mourir. Je veux mourir dans un moment chouette.
J’ai pas dit ça, j’ai juste dit, tu verras avec tes mamies ce sera chouette. Je t’aime. Amuse toi bien. Elle m’a souri et elle est montée dans le train. Le TGV et la culpabilité et moi qui marche sur le quai en sens inverse. Je t’aime et ce sera chouette chez tes mamies. Je devrais aller rejoindre ce pauvre type avec ses casquettes et on écouterait tout ce qui s’est fait depuis James Brown jusqu’à 2Pac et je lui expliquerais que le monde s’est raté quand on a laissé passer le solo du Funkadelic sur Maggot Brain. C’était une chance de tout inverser, de rendre gorge et de recommencer mais personne ne l’a compris. Personne ne comprend rien à rien de toute façon et c’est pas toutes ces connes qui vont faire la révolution. Ni n’importe quel autre connard. La révolution, c’est pas un truc que je verrais de mon vivant. Ni mes gosses d’ailleurs. On fait pas la révolution avec des ce sera chouette chez tes mamies.
J’ai erré un moment dans la gare à regarder les gens, aller et venir, prendre des trains. Vers d’autres lieux, rejoindre d’autres vies comme une route ouverte sur des cieux meilleurs puis je suis retourné à une vie normale. Chercher ma voiture, le parking, 2ème étage, allée bleue, place 2 17. J’ai roulé jusqu’à cet endroit que j’aime tant. Les grues mangent les quais du port pour faire de la ville une femme du monde. La cathédrale, ses stries noires sur sa pierre sale et le vent qui couche les oliviers près des bancs en bois. Je ne savais pas quoi faire de ce temps qu’il m’était laissé alors j’ai regardé le Ferry entrer dans la rade accompagné par les remorqueurs. Ils l’ont amené jusqu’au quai, quand bien même le vent bouillonnait les bassins. Ils ont terminé son voyage, ils l’ont attendu en mer parce qu’il n’y avait qu’eux pour l’amener jusqu’à son jardin, il n’y avait qu’eux pour chanter la joie, transformer les bétons des quais en bords de rivière. Et les gens retrouveront leurs familles, leurs maisons. Et les marins iront voir les filles.
J’ai marché vers la place sans savoir trop quoi faire. Appeler quelqu’un, dessiner les contours de la vile de mes yeux, pleurer ma peine. Je me suis arrêté au premier bar qui me tendait les bras et j’ai commandé un cuba libre. La serveuse tourneboulait sans cesse en chantant par-dessus la musique. J’ai vainement tenté de lire le journal, une feuille de chou régionale qui mordillait un élu sur ses liens supposés avec le banditisme local. Ça m’a vite gonflé.
Au bout de mon troisième verre, la serveuse a fini par me parler du monde tel qu’elle le voit.Le monde, moi je le voyais au bout de ma main, au fond de mon rhum coca et ses envies de s’engager dans l’humanitaire, ça me faisait doucement rigoler. J’étais shot by both sides comme disait Howard Devoto. Pris entre deux feux. J’ai déconné que c’était plein de pédophiles, que les petits Somaliens, les Haïtiens et tout ça, ils avaient peut-être le ventre vide mais ils ne pouvaient pas dire qu’on ne les aimait pas. Ça l’a pas fait rire mais elle a quand même payé son verre.
Je suis rentré sans encombre, d’un trottoir à l’autre, le nez en l’air et les chaussures en éventail. Dans l’appartement, j’ai paradé devant les miroirs du salon en me demandant si je m’autorisais un dernier verre quand le téléphone a sonné. Elle m’a dit que le voyage s’était bien passé, qu’elle n’avait pas vu le temps passer et que ce serait chouette chez ses mamies.
dur de laisser partir sa petite fille seule dans un train, j'ai ressenti la culpabilité et l’oubli dans un Cuba libre, le retour dans l'appartement et enfin la petite fille est bien arrivée.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
merde, j'ai pas l'habitude d'être vulgaire, mais là tu pousses. Quel plaisir as tu à me voir souffrir, à faire remarquer mon état d'orphelin, pas à cause des mamies, non, c'est cette putain d'étoile, là sur l'épaule droite, celle qui veille sur ton écriture tes références musicales et littéraires. J'en ai pas d'étoile, j'suis un besogneux moi môssieur, les mots je les accouche dans la douleur. C'est comme cette serveuse, je l'ai vu moi cette serveuse, le train après le tien, à moi elle a rien dit. Alors les mots, Jones, je peux passer, mais les nanas. NON tiens toi le pour dit.
· Il y a plus de 13 ans ·Jacques Lagrois
Beaucoup de morceaux de choix,ca sent bien la vie.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5
Merci Jones pour ce texte chouettement agréable à lire !
· Il y a plus de 13 ans ·andreadada
Écrire que ton texte est réussi, est une évidence mais une évidence que j'ai plaisir à écrire.
· Il y a plus de 13 ans ·Jiwelle
Chouette moment de lecture, merci Jones
· Il y a plus de 13 ans ·hectorvugo
La vie qui se raconte c'est bien et c'est touchant, merci Jones!
· Il y a plus de 13 ans ·mlpla
Super cette chronique de la vie réelle et du monde "de ceux qui ont au milieu du cœur un trou comme une couronne de lune." Mais attention maintenant rhum-coca ça va faire le double de taxes !
· Il y a plus de 13 ans ·Eric Varon
"le nez en l'air et les chaussures en éventail" ... coup de coeur
· Il y a plus de 13 ans ·sophie-dulac
chouette texte aussi
· Il y a plus de 13 ans ·Dominique Arnaud