Cendrillon
fenris
- Bon voyage, Madame Auclair.
- Je t'ai déjà dit de m'appeler Eugénie, sacré nom de Dieu !
Thomas sourit et serra la main calleuse que lui tendait la septuagénaire. Personnage haut en couleur que sa voisine de palier, au propre comme au figuré. Artiste peintre, sculpteuse, photographe … Eugénie Auclair avait exercé ses multiples talents aux quatre coins du globe, avant de poser ses valises dans la capitale, dix ans plus tôt. Elle partageait depuis son temps entre ses créations et Cendrillon, petite boutique d'art qu'elle tenait sur le quai Conti.
- Tu te souviens de ce que t'as à faire, gamin ?
- J'ai trente ans, Eugénie.
- Et toujours pas d'étiquette sur ta sonnette ! C'est pas l'âge qui te sort la tête du cul.
Thomas se mit à ânonner :
- Votre nouvelle femme de ménage arrive vers deux heures. Je lui ouvre, je lui donne l'argent et je ferme quand elle a terminé. Elle a le code, au fait ?
- L'est encore en panne, le machin. Mais oui, elle l'a. Et le pognon, tu l'as mis où ?
- Dans mon bureau, répondit Thomas avec une lassitude affectée.
- Prends pas tes airs de toubib, Pelletier.
Un klaxon retentit depuis la rue.
- Je crois que votre taxi s'impatiente.
- J'arrive, Ducon, j'arrive ! Allez, à la revoyure !
- À la semaine prochaine, Eugénie.
Une fois vérifié que le post-it « s'adresser en face » adhérait bien à la porte de la vieille dame, Thomas rentra chez lui et mit à réchauffer une barquette de hachis végétarien. Après trois heures passées à détailler des protocoles de liposuccion, augmentation mammaire et autres phalloplasties à ses patients, manger de la viande était au-dessus de ses forces.
Son repas achevé, il se dirigea vers son bureau. Le Journal of Plastic Surgery sur lequel il s'était endormi la veille au soir traînait là. Il le rangea, s'assit, puis sortit un carnet à spirale format A3 et un morceau de fusain. Après un long moment d'hésitation, sa main esquissa quelques mouvements au-dessus de la page, sans toutefois oser poser la mine sur le papier. Il réitéra la tentative. Une fois, deux fois … À la dixième, il jeta le tout dans un coin.
- Tu fais chier, Eugénie, murmura-t-il.
Caricaturer les profs, croquer les copains, illustrer les scènes de jeu de rôle que lui narrait Jules, ç'avait été marrant au lycée. Mais après le Bac, Thomas avait dû grandir. On ne faisait pas Médecine sans certains sacrifices. Une voie imposée par ses parents, certes, mais qui avait tout de même eu le mérite de lui offrir un vrai métier ; pas un truc de saltimbanque à la Jules. Intermittent du spectacle et adulescent impénitent, son ami d'enfance vivait au jour le jour, courant derrière sa carrière bien plus qu'il ne la poursuivait.
À l'issue de son cursus, Thomas s'était installé dans cet immeuble, où il n'avait guère recherché la compagnie de ses semblables. Mais de coupure d'électricité en pénurie de pain, il avait fini par se lier d'amitié avec sa voisine, éternelle émerveillée assumant fièrement sa devise : « Ne dites pas de conneries. Faites-les, bordel ! ». Elle lui avait ouvert son antre, mi-appartement, mi-atelier, où se croisaient pêle-mêle esquisses, sculptures improbables et objets hétéroclites issus de ses innombrables voyages. Un merveilleux capharnaüm recelant la folie douce de cette jeunesse dont Thomas avait fait son deuil.
Et puis un mois plus tôt, à force, sans vraiment comprendre comment il s'était débrouillé, Thomas était rentré chez lui avec un carnet à dessin et des mines de carbone. Il essayait depuis de retrouver cette créativité, invoquait quotidiennement les mondes qui avaient hanté sa main, aujourd'hui paralysée par une peur viscérale. Et si rien ne sortait ? S'il devait affronter la mort de son talent ? Ou pire, s'il le retrouvait et constatait, fort de sa nouvelle maturité, que celui-ci ne valait en fait rien ?
Il s'allongea sur le canapé et s'assoupit.
*
La stridulation de la sonnette le réveilla en sursaut. Il se leva et alla ouvrir. Une femme d'une vingtaine d'années se tenait sur le pas de la porte, un grand sac passé en bandoulière. Brune, de taille moyenne, elle était vêtue d'une jupe noire effaçant les contours d'une silhouette que l'on devinait généreuse, ainsi que d'un blouson en jean passé par-dessus un gros chandail. Thomas ne put voir ses yeux, rivés au sol. Elle bredouilla :
- Bonjour. Excusez-moi. Je m'appelle Anna. Je viens … pour l'annonce. Il y a un papier, sur la porte « Auclair », qui …
- Hein ? Oh, oui. Oui, bien sûr. J'arrive tout de suite, attendez une minute.
Thomas saisit dans l'entrée le trousseau que lui avait laissé Eugénie et se dirigea vers la porte d'en face, la nouvelle venue sur les talons. Trois serrures s'échelonnaient sur le battant, et le trousseau comportait une dizaine de clefs. Il soupira et se mit à les essayer l'une après l'autre sur le premier verrou, tandis que l'air s'empesait de silence.
- Vous, hum … Vous êtes nouvelle ? demanda Thomas.
- Oui. C'est … C'est la première fois que je fais ça.
Elle avait murmuré la réponse en scrutant le bout de ses chaussures.
- Il n'y a pas de sot métier, vous savez.
Il était sur le point de se lamenter intérieurement sur la platitude de sa remarque, lorsqu'une clef accepta enfin de tourner. La jeune femme déglutit discrètement et demanda :
- Euh … Concrètement, comment ça se passe ?
- Comment ? Oh, il y en a pour environ trois heures de travail, je pense. L'atelier est assez standard. Il faut surtout que les fenêtres soient bien claires. Pour la lumière.
Elle fit une moue perplexe, puis reprit :
- Vous êtes, euh … Certain que je conviens ?
La deuxième serrure céda à son tour.
- Yes ! … Pardon ?
- C'est que … Vous … Vous ne voulez pas … Vérifier que je fais l'affaire, avant de m'engager ? demanda-t-elle avec une pointe d'anxiété dans la voix.
Thomas attaquait la dernière serrure.
- Ma foi, je crois que c'est déjà tout vu, non ? De toute façon, il n'y a qu'en essayant que nous saurons si ça se passe bien.
La porte s'ouvrit. Il se retourna, sourit et s'effaça pour laisser passer la jeune femme. Elle redressa le visage. Noisette. Ses yeux étaient noisette. Et elle hésitait à entrer.
- Quelque chose ne va pas ? demanda Thomas.
- Euh … Enfin, je ne sais pas … Pour le salaire.
- Suis-je bête ! Je vais chercher ça. Vous n'avez qu'à commencer, je reviens de suite.
Elle se décida à franchir le pas de la porte, tandis que Thomas retournait chez lui. Il ouvrit le tiroir de son bureau, y prit les cinquante euros que lui avait remis Eugénie et allait sortir lorsque le téléphone sonna.
- Oui ?
- Ça va ma couille ?
- Salut, Jules. Ça peut aller. Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ?
- Dis-moi, t'as toujours les photos du trip en Espagne de 2007 ?
- Oui, pourquoi ?
- Je voudrais les montrer à une copine, et je les ai laissées … quelque part. Tu pourrais me les mailer ?
Thomas sourit. Jules aurait perdu un piano dans une pièce vide.
- Je veux bien, mais il y en a bien trois ou quatre cents. Ça va être galère à charger. Je te les mets sur un CD et tu passes les prendre ? Je suis chez moi cet après-midi.
- Non, j'ai une répétition jusqu'à pas d'heure. Demain matin, c'est possible ?
- À la clinique, alors ? Je commence à neuf heures.
- OK, j'y serai. Merci beaucoup. Ciao.
- À plus.
Il raccrocha le combiné et traversa le palier. La porte était close. Il l'ouvrit et appela :
- Mademoi … Mada … Euh, Anna ? Vous êtes là ?
Aucune réponse ne lui parvint. Il fit quelques pas dans le petit corridor encombré de pots de peinture et de pinceaux, manqua de faire tomber un chevalet appuyé contre le mur et déboucha sur le salon qui tenait lieu d'atelier. Debout devant la porte-fenêtre, Anna contemplait la rue à travers les rideaux filtrant la froide lumière du soleil de décembre. Ses vêtements gisaient à ses pieds.
Thomas resta bloqué comme s'il venait de prendre la foudre. Bâillonnées quelques minutes plus tôt par son accoutrement trop ample, les rondeurs de la jeune femme s'épanouissaient à présent dans un clair-obscur mariant pudeur et sensualité, exaltées par sa nudité comme par la plus chaste et la plus subtile des étoffes.
Sans se retourner, elle murmura :
- Je … Je ne sais pas si c'est une bonne idée, Monsieur. Je veux dire, j'ai vu votre annonce aux Beaux-Arts. J'ai besoin d'argent pour … Enfin je me suis dit que j'y arriverais, mais …
Elle se pencha pour ramasser ses habits. Le cœur de Thomas se remit à battre. Il se racla la gorge et dit précipitamment :
- Non … Non ! Non, non, non ! Vous êtes parfaite ! Je vous en prie, surtout ne partez pas. Tenez, regardez : j'ai apporté le … les sous. L'argent. Votre salaire. Je … J'ai oublié quelque chose … Un truc. Dans mon appartement … Mon autre appartement, je veux dire. Juste à côté. S'il-vous-plaît, ne bougez pas. Je reviens. Toute de suite.
Thomas enfila le couloir à reculons, trébuchant sur les pots et renversant un escabeau dans sa retraite. En sortant, il tomba nez à nez avec une femme d'une cinquantaine d'années qui s'apprêtait à frapper à la porte.
- ‘jour, je m'appelle Josette. Je viens pour le ménage, chez M'dame Auclair.
- Quoi ? Oui. Non. Madame Auclair a … Elle m'a demandé d'annuler.
- Hein ?
- Oui, elle est … maniaque. Elle ne supporte pas de … faire entrer des gens chez elle. Quand c'est en désordre.
- Ben justement. Je suis la femme de ménage.
- Oui. La femme de ménage. Bien sûr. C'est tout le problème. Elle a honte de montrer un truc pareil à … une professionnelle. La peur du regard. Un truc d'artiste. Du coup ça empire à chaque fois. Cercle vicieux, voyez ? Euh … Tenez, voici un dédommagement.
Il sortit de sa poche un billet de vingt euros tiré la veille, le glissa dans la main de son interlocutrice en la poussant presque, vers l'escalier. Une fois certain qu'elle avait regagné la rue, il se rua chez lui et en revint aussitôt avec son matériel. Il retourna au salon, pour n'en ressortir que trois heures plus tard, reconduisant Anna.
- Ça a été ? demanda-t-il.
- Ben … J'allais vous poser la question, en fait.
Elle avait presque souri. Thomas se rengorgea.
- Vous avez été … Très bien. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas voir le résultat ?
Il s'apprêtait à ouvrir son carnet. Elle détourna le regard.
- Non, merci. Je suis contente d'avoir travaillé avec vous, mais je n'aime pas … Enfin je n'apprécie pas trop de me voir.
- Ah ? Mais vous accepteriez de revenir ?
- Vraiment ? Vous voudriez ?
- Absolument. Demain, vous pouvez ?
- Pas le matin, mais je suis libre l'après-midi.
- Va pour demain, alors. Quinze heures ?
- Entendu.
Ils se serrèrent la main.
Thomas referma la porte, puis regagna son appartement. Il ne s'était pas senti aussi heureux depuis douze ans.
*
Le lendemain matin, il se rendit à son cabinet le sourire aux lèvres. Il avait passé la soirée à regarder les esquisses qui s'étaient bousculées pour sortir de lui, et la nuit à rêver qu'il continuait à dessiner. Assis dans la salle d'attente, Jules se leva en le voyant arriver.
- Tiens, Jules ! Salut, qu'est-ce que tu fais là ?
Jules inclina la tête sur le côté. Ses cheveux blonds frisés s'agitaient comme des ressorts. Il fronça les sourcils.
- Toi, t'as oublié mon CD …
- Oh, merde !
- … et je veux tout savoir des cochonneries qu'a pu te faire la coquine qui t'a détourné de ta sainte mission !
Il souriait à présent de toutes ses dents. Thomas rougit.
- Non. Ce n'est pas …
- Oh, oui, Docteur ! Refaites-moi les fesses !
Jules se déhanchait lascivement en tapant sur son propre postérieur, sans se soucier des regards que lui décochaient patients et membres du personnel. Thomas le saisit par le coude et l'entraîna dans son cabinet.
- Chhhht ! Ta gueule ! Tu veux me faire virer ou quoi ?
- Oh, tout de suite … Pète un coup, mon vieux, t'as les coutures qui craquent.
- Arrête un peu, tu veux ? Écoute, je termine à midi. Je t'invite à déjeuner pour me faire pardonner et après tu viens chez moi, que je te grave tout ça, OK ?
Ce disant, il ouvrit la porte … Et la referma aussitôt. Jules se tourna vers lui :
- Ben qu'est-ce qui t'arrive ? T'es tout blanc.
- C'est … le … hier … bafouilla Thomas.
- Quoi ? demanda Jules, hilare. T'as niqué la petite brune qui vient d'arriver ?
- Non, répondit Thomas avec irritation. Je ne l'ai pas « niquée ». Je l'ai … C'est compliqué.
- Allez, raconte à tonton Julot !
- Ben … Tu te souviens, quand je dessinais ?
- Et comment ! Me suis toujours demandé pourquoi t'avais arrêté, d'ailleurs.
- Parce que ce j'ai bossé soixante heures par semaine pendant dix ans, crétin ! Et depuis quelques temps, j'essaye de … m'y remettre. Sauf que ça ne vient pas. Enfin ça ne venait pas jusqu'à hier. Il y a eu une méprise … Je me suis retrouvé avec cette fille comme modèle, et ça … ça m'a fait comme un électrochoc. Une explosion d'inspiration. Genre bombe atomique. Tout m'est revenu d'un seul coup. Les gestes, la façon de lire la lumière, de tracer les courbes ...
- Avec la grassouillette, là ? Sérieux ?
Thomas le fusilla du regard.
- Non mais je ne juge pas, hein. Et c'est quoi le problème ? Ça va à l'encontre de ton serment d'hypocrite ?
- Hippocrate. Non, le problème c'est que si elle est ici, ça doit être pour une opération.
- Ah. Et ça te défrise d'esquinter ta muse, c'est ça ?
- Penses-tu ! Si charcuter la plus belle chose qu'on ait vue de sa vie pouvait altérer la créativité artistique, ça se saurait, non ?
- Ben t'as qu'à lui dire que ce n'est pas une bonne idée.
- Ah ben oui, je suis con. « Bonjour, Anna. Je vous connais depuis moins de vingt-quatre heures et voici ce que vous devez faire de votre corps ». Je le sens bien, ça ...
Le visage de Jules s'illumina soudain. Il décrocha la blouse de Thomas de sa patère et l'enfila sous le regard médusé de celui-ci.
- Qu'est-ce que tu fabriques ?
- Je te sauve la mise. Planque-toi dans les chiottes, et admire le professionnel.
- Mais t'es complètement fondu !
- Je fais de l'impro depuis dix ans. T'inquiète, je vais lui faire passer l'envie de se faire découper, à ta copine.
Jules poussa son ami dans les toilettes attenantes. Thomas l'interpella :
- Pas d'acte médical, hein ?
- Quoi ?
- Tu gardes tes mains dans tes poches et tu ne lui dis pas de se dénipper, vu ?
Jules ouvrait déjà la porte.
- Bonjour. Mademoiselle euh … Anna, s'il-vous-plaît ?
Anna entra dans le cabinet. Thomas observait la scène entre deux gonds de la porte entrouverte. Trop tard pour reculer. La dégaine de Jules était épouvantable. Pas rasé, les cheveux en bataille … Seule la blouse lui donnait un semblant de dignité. Il lui désigna une chaise, s'assit derrière le bureau et demanda avec emphase :
- Bien, Mademoiselle, dites-moi ce que vous n'aimez pas chez vous.
Thomas leva les yeux au ciel.
*
Une fois l'addition payée et augmentée d'un copieux pourboire, Thomas se dirigea vers la sortie. Jules et lui n'avaient pas boudé le vin, et il dut tracter par le col son complice qui déclamait la tirade des nez à un serveur s'efforçant de l'ignorer. Ils marchèrent en direction de l'immeuble de Thomas, situé à une centaine de mètres.
- Alors, Doc ? demanda Jules d'une voix exagérément vacillante. C'est pour qui le Molière ?
- Pour toi, copain. J'espère seulement qu'elle n'ira pas voir un confrère.
- Te bile pas, je l'ai soignée de ses rêves de billard pour au moins vingt ans.
Thomas dégrisait plus vite que Jules.
- N'empêche. Je n'aime pas l'enfariner comme ça.
- Faudrait savoir ce que tu veux.
- Je veux pouvoir continuer à la dessiner comme elle est. Le problème étant que même si je suis convaincu qu'elle n'a aucun besoin de changer, c'est à elle de choisir.
- Bof … On ne souffre pas de ce qu'on ignore.
- J'ai passé ces dernières années à étudier l'art et la manière de manipuler la chair, de la forcer à faire autre chose que ce qu'elle voulait, et j'en ai marre de contraindre. Quand je dessine, je ne change pas les gens, j'essaye seulement de montrer ce que je vois de beau en eux. C'est simple, ça me parle, je me sens bien quand je fais ça. Mais si je dois mentir pour y parvenir, ça perd tout son sens.
La porte de l'immeuble était ouverte, le digicode toujours hors d'usage. Ils montèrent à l'étage et Thomas cherchait ses clefs, lorsque l'appartement voisin s'ouvrit. Anna en sortit, suivie d'Eugénie.
La jeune femme avisa Thomas, puis Jules. Sur son visage, la surprise céda le pas à la douleur, puis à la colère. Elle serra les poings, et ses yeux s'embuèrent.
- Vous … Vous êtes deux beaux salauds ! dit-elle d'une voix tremblante.
Elle se précipita dans l'escalier. Thomas fixa Eugénie.
- Désolée, gamin. Un volcan a dégueulé sur le chemin. L'avion a dû faire demi-tour. Je te promets que si j'avais compris à temps, j'aurais joué le jeu.
Thomas dévala les escaliers quatre à quatre et rattrapa Anna dans la rue.
- Anna, écoutez-moi, je vous en prie.
- Fermez-la ! Vous avez idée de ce que ça m'a coûté, d'accepter que j'étais mal foutue ? De ce que ça fait de vivre avec une boule au ventre chaque fois qu'on croise un miroir ? Oui, je voulais m'acheter un peu de beauté. Ce n'est peut-être pas glorieux mais j'espérais que ça me soulagerait.
- Je vous promets que …
- Ça fait deux ans que j'économise ! Je touchais au but ! Et quand j'ai lu « Artiste peintre recherche modèle pour nu artistique », je me suis dit que gagner les derniers euros en me mettant à poil pour qu'un dessinateur puisse se rincer l'œil, ce serait un beau bras d'honneur à tout ce que j'avais enduré.
- Anna, vous n'y êtes pas du tout, je vous assure.
- J'aurais mieux fait de partir en courant. J'ai bien failli, d'ailleurs, une fois sur place ! Et puis vous m'avez joué votre numéro d'artiste. Et comme une conne, j'ai marché. Je vous ai trouvé gentil. Je me suis sentie presque jolie. J'ai cru que vous aimiez bien ce que j'étais. Pendant quelques heures, pour la première fois de ma vie, j'ai eu l'impression que je n'existais pas pour rien, que je pouvais inspirer autre chose que de la pitié, du dégoût ou des sarcasmes.
Elle pleurait pour de bon, à présent. Thomas tenta de reprendre :
- Mais jamais je n'ai voulu …
- Non, bien sûr. Et ce matin, c'était une séquence émotion ? Il s'est sûrement cru très malin, votre copain : « La liposuccion est à la chirurgie esthétique ce que la paille est au fond du milk-shake ». Non mais sérieusement ? Il y avait quoi comme pari entre vous deux ?
- Aucun, je vous assure. Tout ça n'est qu'un énorme malentendu.
- Je suis venue à votre cabinet, ce matin, parce que je n'aime pas poser des lapins. Mais depuis hier, si vous voulez savoir, c'était le rendez-vous de quinze heures, que j'avais en tête. Je suis même venue en avance. C'est là que je suis tombée sur votre voisine, qui m'a expliqué le « malentendu », comme vous dites.
- J'ai été très maladroit, Anna, je suis sincèrement désolé, croyez-moi …
- Alors que vous débarquez avec l'autre guignol ? Ne vous fatiguez pas, j'ai l'expérience des canulars. Dites-moi donc le fin mot de l'histoire, tiens ! Il y avait quoi, sur votre carnet ? Un bonhomme Michelin avec une paire de nichons ? Et comme je n'ai pas voulu regarder, vous n'avez pas bien profité de votre blague. Alors vous avez appelé le comique de service pour en remettre une couche. C'était quoi, l'étape suivante ? M'inviter à un dîner de cons ?
Thomas ne répondit pas. Elle pivota sur ses talons et partit sans se retourner.
*
Le froid est cruel, en ce début février. Anna se rend à la Sorbonne avec Fanny, sa colocataire. Une jolie blonde d'un mètre soixante-quinze. La comparaison est difficile à soutenir, mais Fanny est gentille et le quotidien avec elle, plutôt agréable.
Elles ont changé d'itinéraire, depuis un mois, sous l'impulsion d'Anna. Fanny a essayé de savoir pourquoi, en vain. Cependant un vieil oncle lui a demandé de faire expertiser quelques pièces de monnaie anciennes, aussi cet après-midi Fanny insiste-t-elle pour passer par le quai Conti, où abondent les numismates.
L'écharpe et le bonnet d'Anna laissent à peine entrevoir ses yeux, obstinément fixés sur le trottoir tandis qu'elles passent devant les Beaux-Arts. Le bâtiment s'éloigne, et Anna commence à se détendre, lorsque Fanny s'arrête devant une vitrine.
- T'as vu, Anna ? C'est fou ce qu'elle te ressemble.
Anna lève les yeux. Derrière la paroi de verre, un portrait de femme l'observe. Son visage est doux, un peu potelé. Elle ne sourit pas vraiment. Le dessin s'arrête juste au-dessous des épaules, suggérant la nudité du modèle. À la limite de l'épure, l'œuvre exprime pourtant un émoi intense, à mi-chemin entre anxiété et enthousiasme. Le regard de la jeune femme témoigne du bonheur d'être regardée, autant que de la crainte d'être jugée.
Avant qu'elle n'ait eu le temps de repousser l'idée, Anna se dit qu'elle aime ce visage. Il a la beauté des choses incertaines, la pincée de chaos qui parfois fait jaillir la vie au milieu du néant. Elle se dit aussi que Fanny a tort : comment pourrait-elle ressembler à une femme capable de véhiculer autant de grâce et d'émotion ?
Au bas de la feuille, elle déchiffre une signature : « T.Pelletier, déc.2014 ». Elle écarquille les yeux, les sent qui piquent. Le froid, sûrement. Juste à côté du dessin, un petit écriteau précise « Pour Anna. S'adresser à l'intérieur. ».
Alors elle pousse la porte de Cendrillon, et sourit lorsqu'Eugénie profère un juron d'anthologie en l'apercevant …
Des personnages attachants, une belle écriture, une très belle histoire qu'on savoure jusqu'au dénouement... Bravo et merci pour ce très bon texte :-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Et je me demande comment je suis passée à côté de cette nouvelle? Des personnages auxquels nous nous attachons, une écriture douce et fluide ! Un très très bon moment de lecture. Sincèrement bravo !
· Il y a plus de 9 ans ·ade
Merci infiniment. Très heureux si je peux partager le plaisir que j'ai eu à l'écrire. :-)
· Il y a plus de 9 ans ·fenris
C'est si joli..
· Il y a plus de 9 ans ·Ecrit avec douceur et légèreté.
Merci
Hawk
Merci à vous. Très heureux que cela vous ait plu.
· Il y a plus de 9 ans ·fenris
très sympa ! bravo nico continue à quand un roman med fan ?? ;)
· Il y a presque 10 ans ·Stéphane Cloux
Heureux que ça t'ait plu. Point encore de roman méd fan. Un roman cependant, que je laisse un peu reposer avant de décider ce que je vais en faire.
· Il y a presque 10 ans ·fenris
Très belle histoire
· Il y a presque 10 ans ·merci
Thierry Pereira
Merci beaucoup.
· Il y a presque 10 ans ·fenris
J'adoooooooooooooooore!!!!!
· Il y a presque 10 ans ·dreamcatcher
Merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii :-)
· Il y a presque 10 ans ·fenris
C'est une très jolie histoire, vraiment bien écrite. Merci beaucoup ! (:
· Il y a presque 10 ans ·Liloo Twist
Merci à vous. :-)
· Il y a presque 10 ans ·fenris
Belle histoire ! Surtout très originale touchante, j'adorée.
· Il y a presque 10 ans ·Geronima
Merci beaucoup. :-)
· Il y a presque 10 ans ·fenris
J'ai beaucoup aimé le style et l'histoire. Les personnages sont très bien brossés en quelques mots. En fait, on a envie de lire la suite, ou toute leur histoire. De rester avec eux. Merci !
· Il y a presque 10 ans ·carouille
Merci beaucoup à vous. J'ai malheureusement été limité par les contraintes du concours auquel je destinais ce texte. Rarement l'élagage final a été aussi difficile, mais à quelque chose malheur est bon, puisque cela m'a également obligé à concentrer les idées, ce qui a je pense donné une efficacité accrue aux mots. Quoiqu'il en soit, je suis très heureux qu'il vous ait plu.
· Il y a presque 10 ans ·fenris
Je me suis lancée à mon tour. Je ne suis pas une habituée des nouvelles et je dois avouer que je confirme tout ce que vous m'aviez dit dans votre réponse: contraintes, difficultés d'élagage, obligation de concentration des idées...Exercice très intéressant même s'il m'a du coup poussée à une forme extrême de dépouillement dans le récit. En fait, un très bon entraînement pour éliminer le superflu !
· Il y a presque 10 ans ·carouille
Un très grand bravo pour votre succès. :-)
· Il y a presque 10 ans ·fenris
merci beaucoup. mais j'ai vraiment beaucoup aimé votre texte aussi, alors j'espère franchement que vous ferez partie des lauréats qui auront une surprise comme le propose welovewords. votre texte le mérite :)
· Il y a presque 10 ans ·carouille