Contredanse

fionavanessa

Manifesto. Photo Josefine Jonsson.

J'ai toujours écrit pour tuer.

Tuer le temps ? Pas seulement. Bien que peut-être que c'était lui à l'origine de mes guerres, lui qui désenchante.

Tuer le serpent lové dans le cœur de chaque chose ; oui, je suis née le jour de la Sainte Fidèle sur le calendrier, je suis voisine avec Saint Georges terrassant le dragon. Une lutte digne des Celtes qui ne fait ni paf ni splatch ni bam. Mais qui n'en est pas moins acérée et raide.

Ecrire pour tuer le démon du passé. Quelque chose comme ça, oui. Bertolt Brecht a dit, tous les arts contribuent au plus grand, celui de vivre. C'est l'idée. Tout sert la lutte pour atteindre une sphère en soi où les choses sont essentielles, limpides, belles. Comme si de mes poings desserrés, avec mes mains, j'étais l'artisan d'un ouvrage qui serait ma vie. Ne pas la laisser là, brut de pomme, sur le trottoir. L'embellir. Ne pas entendre, broder, raconter des faribolles. Entendre, la rendre belle, enlever toutes les moches couches d'emballage, l'éplucher comme un oignon aux multiples pelures, pour que se révèle sa beauté intrinsèque, sa qualité d'oignon, sa senteur, son goût ; ça, c'est pour l'oignon, pour nous autres, son humanité. Ce qui traverse le temps. Ce qui est irréductible. Alors oui, peut-être que je peux dire que j'écris pour tuer le temps.

D'abord j'ai écrit pour tuer la tyrannie domestique. Alors, je préférais dire, j'écris pour respirer. Et c'est la relation de cause à effet. L'oppression mise à distance, le dominateur rendu impuissant à s'aliéner sa victime, puisque celle-ci largue les amarres, s'évade, puisque avec les mots elle est maîtresse de son sort.

Puis j'ai écrit pour tuer, comme une  sorte d'entomologiste, de façon extensive. J'ai punaisé tous les specimens que je trouvais et qui ne me plaisaient pas, pour les observer, leur dire, je ne suis pas dupe, à commencer par la peureuse en moi, la timide en moi, la bonne fille qui ne fait pas de vagues, la coléreuse en moi, sa jumelle, puisqu'à force de ne pas faire de vagues, le niveau monte, la moutarde vous dépasse…La vaniteuse en moi, masque vide, moulin à paroles qui tente de cacher aux yeux des autres son désarroi, oui, la vaniteuse a zéro confiance en elle, puisqu'elle la demande aux autres, elle veut briller dans leur regard parce qu'elle se trouve laide et terne. Toutes ces persona qui se sont nourries de moi, que j'ai laissées mettre le grappin sur la petite fille malléable et gentille que j'étais. Ces harpies intérieures, et leurs corollaires, les personnes qui  vous vampirisent et vous vident de votre substance. Je ne les ai pas vus venir. Ils sont rusés. Ils savent vous amadouer. Mine de rien.

Maintenant il faut croire que j'ai enfin un peu grandi. On ne me la fait plus. J'ai suffisamment déchanté. A moi maintenant le harpon pour immobiliser et mettre hors d'état de nuire ces saletés de misères intérieures. Hé ! halte là ! vous ne me rendrez pas la vie triste ! Vous ne me rendrez peut-être pas non plus la vie facile, mais je vous ai à  l'œil ! en garde !

Il m'a bien servie, ce harpon, quand le crocodile gluant du manque est sorti de son lagon. J'avoue que je ne sais pas bien qui a terrassé qui tant la lutte a été acharnée. Jusqu'à ce que je me rappelle les leçons de mon maître d'armes, j'étais prise au piège comme une huître. Mais l'arroseur fut un peu arrosé quand même.

Certains me voient comme une maîtresse. Et c'est la place que la société m'a donnée. Je suis censée maîtriser les langues, les sciences, les arts pour les transmettre et je m'y efforce de mon mieux. Mais je sais, moi, que je suis élève. Au sens littéral. Qui veut aller plus haut. Parce que je me sens tout près du sol. Parce que je veux m'alléger et ne pas gaspiller cette vie précieuse qu'on m'a confiée. Parce que si je crois en l'instantané, je crois aussi que ce que je suis maintenant, comme tous, n'est qu'une part tellement infime de ce qui se peut réaliser en soi. Parce que je sais, maintenant, que je ne suis pas la seule rêveuse. Imagine all the people…

Ecrire pour tuer n'est pas cruel. Est-ce que le jardinier qui arrache les mauvaises herbes n'est pas aux petits soins pour son jardin ? Mon jardin fut longtemps en friche. Un pays de Cocagne où je n'osais m'aventurer, interdite, clouée sur le seuil. Puis vint le jour où je refusai la confusion. Si j'étais plutôt du genre, motus et bouche cousue, mon œil ne se priva plus de vouloir percer les mystères. Je fis connaissance avec la mauvaise foi. Mauvaise herbe. A tuer. J'appris qu'il n'était pas nécessaire de se justifier de tous ses actes, auprès de n'importe quel curieux, et que je ne me réduisais pas aux pensées crasseuses que certains pensèrent de moi. Je rencontrai également la manipulation et le calcul, son acolyte. Ils me glacèrent les sangs. Mais le dégel a commencé ! J'appris aussi, et c'est un bijou que j'aime porter dans le creux du cou, que souvent au moment opportun une main se tend et efface avec douceur la courbure de notre dos, le froissement de nos fronts. J'appris enfin ce qu'on apprend le nez cloué au sol, j'appris à relever le menton et entrer dans la danse de la gratitude.

C'est pour cela qu'il me faut tuer sans concession. Il y a cette vague d'amour qui est la vie même. Il y a tant de choses qui éveillent ma curiosité. Il y a cette œuvre d'art à faire, défaire, refaire, parfaire, qui est ma vie même, entremêlée à celle de mes proches. Tant bien que mal, j'en tricote les fils, j'en tresse les fibres ensemble pour plus de résistance et si mes doigts tremblent, je dois en défaire les nœuds. C'est pour cela que je n'ai pas le temps pour le reste. Pas le temps pour les bêtises. Pas le temps pour les mondanités. Pas le temps pour me faire bien voir de qui, pas le temps de mettre tous mes papiers en règle jusqu'au dernier pour quoi. Le dernier, le croque-mort s'en chargera. Prendre le temps de vivre,  cela prend tout mon temps, parfois tout mon sommeil aussi. Toute une vie, en somme. Je dois cultiver et fortifier en moi les bons petits mois, le moi artiste, le moi cuisinier, le moi maternel, le moi aimant pour les amis et les très-amis, le moi de l'écriture, le moi de la maîtresse en sa maison, qu'elle ait un marteau, un pinceau ou une aiguille à la main.

L'Africain dit, c'est l'homme qui a peur, sinon il n'y a rien. Quand les mauvaises herbes sont arrachées, ne reste que le goût du vrai. Ne reste que ce qui est bien en vie,  ce qui n'est pas perdu à la vie. Non, je ne veux pas que le grain meure, alors je tue les meurtriers de l'âme. Ces petits meurtriers insidieux cachés au fil des jours, parasites que nous accueillons sans en être conscients. Je confesse, la tâche peut être si rude que mes dents en grincent. Mais quand enfin s'épanouit la rose, qui songe à la peine qu'il a eue à la protéger ? L'amour l'emporte, toujours. Et balaie tout le reste d'un pas de danse. Moi qui ne suis pas aussi souple que l'amour, je tue. Je tue le temps. Je tue les vilains moi. Comme autant de petits pois à écosser. Un vrai travail de Cendrillon. Mais comme elle, je peux le faire en chantant. Parce que s'il y a une quantité de petits pois à écosser, il y a l'amour et il est infini, lui.

  • Superbe ! Un des plus beaux textes que j'ai lu sur cette plateforme :) Tu as raison. On écrit pour tuer. Peu importe quoi. Mais chaque mot est un coup qu'on porte.

    Et on est tous élève. Au moins, élève de la vie. Elle a beaucoup de leçons à nous apprendre et tu as l'air d'en avoir appris quelques-unes aussi.

    · Il y a presque 8 ans ·
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    julinette

    • Merci,. pour. vos. compliments,. quand. j'écris. je. crois. qu'au. fond. je. cherche. à. écarter. les. mensonges,. l'illusoire,. et. forcément. quand. cela. touche. quelqu'un,. on. se. sent. moins. seul,. moins. loin. de. l'authentique.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Ecrire pour tuer... mmm. Oui tu as raison.

    · Il y a presque 8 ans ·
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    Marcus Volk

  • Bravo pour ton style plaisant et ton vocabulaire riche : j'aime beaucoup !!

    · Il y a environ 8 ans ·
    Caspar david friedrich 1818 le voyageur au dessus de la mer

    Sébastien Bouffault

  • bon juste c'est super beau fin sensible judicieux bien tourné , petit bijou le texte. aaaaah l'amour c'est vous qui en parlez le mieux les filles :)

    · Il y a presque 9 ans ·
    P 20140419 154141 1 smalllll2

    Christophe Paris

    • Ecrit d'un jet de pierre. Merci Christophe.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

    • T'as blessé personne au moins avec ta pierre ? Tu sais que pour écrire le stylo est plus approprié ? Warf warf warf bises et belle journée

      · Il y a presque 9 ans ·
      P 20140419 154141 1 smalllll2

      Christophe Paris

    • :-) personne ou alors bien malgré moi. You too.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Un beau texte sur l'écriture et l'entrée en soi, Cendrivanessa (que l'écriture exige, bien qu'elle n'exige rien en fait en ce qui me concerne en tout cas). Mais il me semble que l'on n'en finit jamais de tuer, d'arracher la mauvaise herbe. Autant le savoir même si de le savoir n'empêche pas de continuer à l'arracher lorsqu'il en a poussé. Et oui l'amour est salvateur.

    · Il y a presque 9 ans ·
    The fisherman 295007 640 (1)

    frederik

    • Tu as dit l'essentiel, ça ne finit jamais.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • magnifique! bouleversant. Sincérité, finesse d'analyse, fluidité, précision des arguments, justesse de rythme, tension et douleur alternant avec désir de vie, et besoin de s'aimer soi au bout de l'amour infini. Superbe. Aie toute confiance sur la beauté de tes mots, sur la structure de tes phrases, sur leur balancement élégant. Tu es parfaite.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Oh bigrement imparfaite ! mais que ta moisson d'observations me touche, d'autant plus que, sans vouloir être tirée vers le haut, et améliorer l'existant, pour moi la vie serait insensée. Et souvent, améliorer, c'est enlever, simplifier. Comme je suis heureuse que tu aies compris tout ça à travers ton analyse !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

    • mais parce que nos méthodes sont les mêmes. Enlever, simplifier. Maitres mots.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Bbjeune021redimensionne

      elisabetha

  • jolie contredanse

    · Il y a presque 9 ans ·
    Souris au coeur

    Catherine Dufresne

    • Merci, une petite révérence pour vous, même un rien irrévérencieuse.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Très beau texte : que de jolis mots pour tuer ces vilains moi...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

    • Merci Yeza ! pour t'attarder ici.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Robin des mois.

    · Il y a presque 9 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

    • Car quoi, un dit cible ses adversaires et l'auteur avisé lit belle son adresse.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Coup de cœur pour ton beau travail et pour rajouter une zique à a playlist ;-)))

    · Il y a presque 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci ma Julia ! J'espère que tu vas bien. Je viendrai te lire demain.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • 'Parce que s'il y a une quantité de petits pois à écosser, il y a l'amour et il est infini, lui.'... joli travail de Princesse...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • Effectivement Effect, quand on parle de petit pois, il n'est pas rare que dans la foulée rapplique une princesse...merci ! quant aux princesses, j'ai un faible pour les Amazones, plus que pour les Raiponce en leur citadelle. Ou pour les Fianna. Tribu celte. D'où l'image !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

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