Cour de ferme avec des mendiants

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D'après le tableau de Cornelis van Dalem (vers 1560 - 1570) : Où je me trouve au Louvre, happé par un tableau flamand.

Il existe une période que j'apprécie pour visiter le Louvre, c'est le pont du 15 août. Pour un Parisien, il peut paraître étonnant de ne pas migrer vers les plages ensoleillées ou de randonner sur le GR 20. M'extraire de la capitale après deux heures de bouchons périphériques et me retrouver plombé, dans l'attente de me bronzer, entre Péage-de-Roussillon et Orange, ne m'enchante guère. Au musée, un passe-droit me permet de remonter la file des touristes assoiffés, soumis au bon vouloir des vendeurs d'eau à la sauvette. Je détiens un abonnement annuel.

 

Il faisait une chaleur de bête cet après-midi d'Assomption. Je délaissai les Mater dolorosa et les vierges italiennes pour me diriger vers le deuxième étage de l'aile Richelieu consacrée à la peinture flamande et des Pays-Bas. J'estimai cette option plus rafraîchissante et moins peuplée de cohortes allogènes qui se contentent de s'agglutiner devant La Joconde.

En toute honnêteté, la concentration ne m'accompagnait guère. J'errais d'une salle à l'autre, celles qui forment des alcôves et me permettaient par les fenêtres d'admirer la perspective sur la rue de Rivoli. J'atteignis la salle 12 où l'amateur non éclairé ne s'attarde pas. Les peintures exposées ne feraient pas des ventes record chez Sotheby's. Qui peut se vanter de connaître Blocklandt ou Mostaert ? Je remarquai toutefois un Pieter Bruegel. Le h manquait et rien ne précisait s'il s'agissait du jeune ou du vieux. Les spécialistes devaient s'écharper pour découvrir la paternité Des Mendiants.

Alors que je m'attardais par compassion, je n'ose dire par fascination malsaine, devant cette escouade d'estropiés, j'entendis une voix m'interpeller. Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle m'apostropha en néerlandais et j'en compris le sens de ses paroles : « Par pitié, homme miséricordieux, ne m'oublie pas ». Je me retournai. Je me trouvais seul. Mon regard s'arrêta sur une œuvre accrochée à un mur perpendiculaire de celle que j'admirais, Cour de ferme avec des mendiants. Je m'approchai. Le peintre, Cornelis van Dalem ne me parlait pas. Le prénom me rappela une nouvelle de Balzac, Maître Cornélius.

Le temps me manqua d'aller plus avant dans mes souvenirs de lecture. Je perçus des gémissements et des murmures, en néerlandais. L'instant d'après, je me sentis aspiré, comme dans un siphon.

 

Le crâne me faisait un peu mal, conséquence d'une mauvaise chute sur le sol. Sous mes doigts, je devinai une surface froide constellée d'aspérités. L'index rencontra une faille. Je pensai à des tomettes. J'ouvris les yeux pour ne rien distinguer que la pénombre. Je me relevai sans difficulté. Je m'habituai à l'environnement en clair-obscur. Un halo, celui d'une bougie, éclairait la pièce. À sa lueur, je pris d'abord les fagots posés au pied de la cheminée pour une vieille bossue. Un châlit avec de la paille pour sommier, pas d'armoire, une planche sur des tréteaux et quatre tabourets. Voilà donc de quoi se composait le mobilier paysan du seizième siècle. Je me dirigeai vers la porte, des lames de bois, dont la fonction consistait à isoler la maisonnée des intrus bien plus que du vent ou du gel. D'ailleurs, je frissonnai, quand de l'autre côté, j'entendis distinctement : « Par pitié, homme miséricordieux, ne m'oublie pas ».  

 

Un flash : de nouveau, je me trouvai face à l'huile sur toile batave. Que m'arrivait-il ? Je me souvins des Tarahumaras, de Carlos Castaneda et de ses expériences hallucinantes au contact d'un chaman sous l'emprise du peyotl, un cactus bourré de mescaline aux vertus psychotropes. Initié par l'Indien, il découvrit sous l'ivresse peyotlique la dysformie, puis l'incroyable capacité à voyager par l'esprit. Je m'interdisais depuis des lustres toute prise d'une substance illicite.

Une intuition traversa mon esprit. Je posai de nouveau mon regard sur le paysage naturaliste. Je réalisai que l'homme qui entrouvrait le battant, je l'incarnais ! Comment ne pas saisir l'opportunité de faire tomber les frontières du temps et de l'espace ? Je devenais le maître d'un fantasme aussi vieux que de savoir ce qu'il advient après la vie ou si une intelligence habite une autre planète. Je me devais d'aider l'hère suppliant. Cette simple pensée me reconduit dans la Hollande de la guerre des Quatre-Vingts ans.

 

Posté devant moi, vêtu de haillons, il me conjure du regard, les genoux ployés en gage de soumission. À quelques coudées, sous un hangar, cinq autres attendent, dont un enfant recroquevillé, sans doute pour calmer sa faim. Seul l'un d'entre eux se tient debout. Il tend déjà un récipient dans l'espoir d'une obole ou des reliefs d'un repas qui ne finiront pas jetés aux chiens. Je remarque deux femmes. Leur chapeau conique me fait penser à des Tonkinoises. Je me décide à le laisser entrer. C'est facile de se montrer accueillant, alors que cette masure ne m'appartient pas. De l'autre côté de la toile, je détournerai le regard avec dédain.

« Monseigneur, prenez pitié de ma famille. Nous errons depuis quatre mois. Nous venons de Heiligerlee. Les soldats du Stathouder ont saccagé notre ferme, avant que les mercenaires allemands de Louis de Nassau ne les massacrent.

— Faites venir vos compagnons. Cette humble demeure vous accueille. Vous y trouverez le repos et le réconfort. »

Il les hèle. Je vois alors des spectres titubants nous rejoindre pour s'agenouiller en pleurs et en prières de remerciements. Ça m'amusait la semaine dernière, après que la Rom accroupie à la station Filles du calvaire, ait reçu une piécette jetée à même le sol, pour qu'elle comprenne mon cynisme. Désormais, je pleure. Il est plus facile de s'apitoyer quand la misère ne côtoie pas notre quotidien.

Je les invite à entrer. Mes yeux s'habituent à la demi-obscurité pour discerner un coffre dans un angle. J'y découvre quelques pommes rabougries et des grains d'une céréale que ma vie urbaine ne peut désigner. Je leur propose de se servir pour se préparer un repas. Les pupilles, déjà dilatées par les privations, s'ouvrent d'avantage. Tandis que les femmes s'activent devant le foyer et que le père prend contre lui son enfant, je réfléchis à ma situation. Je leur demande de m'excuser quelques instants, prétextant à faire à l'étable. Je reviens les bras chargés de sacs de supermarché. Aujourd'hui, je m'improvise en saint Martin et je distribue d'improbables pulls Jacquard en laine synthétique, un jean taille basse pour le bambin et des chaussures achetées en promotion. Trop heureux, mes invités ne s'en étonnent pas. Pour éviter de déclencher des remarques sur les bouteilles plastiques et sur les épis de maïs, le lait repose dans des gamelles préparées avant de rejoindre le groupe et j'invoque un ami espagnol revenu du Nouveau Monde. Rassuré que mes mensonges rencontrent l'approbation, je rajoute que les vêtements proviennent de Mexico. Je précise, par prudence que, malgré sa nationalité, c'est un être intègre et digne de confiance, étranger aux affaires religieuses.

Nous partageons le repas. Je ne sais comment ces dames l'ont accommodé. Des saveurs inconnues explosent mes papilles. L'une d'elles, la main posée avec pudeur devant la bouche, pour masquer sa mâchoire édentée, m'avoue qu'au fond de la marmite survivaient des lentilles agrémentées de graines de pavot et du cerfeuil aux saveurs anisées. Dieu, cette simplicité dans ces regards, ces phrases avares qui se suffisent pour exprimer l'essentiel m'imposent le respect. Le garçon me prend la main. Je réalise que la dernière poigne calleuse rencontrée remonte à mon grand-père, cet humble ouvrier qui trima toute sa vie à l'usine. Je pense qu'il faudra que j'y pense plus souvent et que je me penche sur mes origines.

Je découvre qu'à une époque révolue, une poussière dans l'histoire de l'humanité, un atome si on se réfère à la création de l'univers, la préoccupation se limitait au lendemain, à la prochaine saison, sans doute dans l'angoisse d'une mauvaise récolte annonciatrice d'une disette.

 

Il faut pourtant que je vous quitte mes braves. Une nouvelle fois, je vais vous tromper. Je prétexte que cette maison ne m'appartient pas. Je les mets dans le secret. Mon cousin, son propriétaire, calviniste convaincu, se trouve auprès d'Hendrik van Brederode. Homme lige, il se dit prêt à donner sa vie pour la cause du protestantisme et à s'opposer à l'occupant espagnol, initiateur de scélérates ordonnances royales qui traitent sa religion d'hérétique.

Les week-ends, sacrifiés à la Bibliothèque du centre Pompidou pour me documenter sur la Révolte des Gueux, dans le cadre d'un concours d'écriture, se révèlent payants. Jeroen, il s'agit du prénom du patriarche de ces indigents, m'avoue appartenir aux iconoclastes anabaptistes. En 1562, il prêta serment à Boeschepe puis, le 22 août 1566, il se rendit à Gand pour saccager la cathédrale et défigurer les images pieuses.

 

Je leur annonce que je dois les quitter. Sans mesurer les conséquences de ma proposition, je les encourage à passer la nuit à l'abri. À leurs regards, je me persuade qu'ils me reconnaissent comme un des leurs. Nous échangeons de pieux saluts avec la promesse de nous revoir, très bientôt. Un pressentiment m'envahit que, dans un futur proche, il leur appartiendra de me retrouver. Je ne m'en étonne pas après cette aventure. Qui sait ce qu'il pourra advenir suite à cette improbable rencontre ? D'autres lieux, d'autres époques, d'autres péripéties où je trouverai le moyen qu'ils m'y accompagnent. En attendant, reposez-vous.

 

Du coin de l'œil, j'aperçus Alain. Suite à des SMS échangés en début d'après-midi, nous devions nous retrouver ici. Quand il arriva à ma hauteur, il me demanda si tout allait bien. Il ne parvenait plus à me joindre depuis trois heures. Il posa un vague regard sur la ferme, dont je connaissais maintenant chaque recoin. C'est amusant, me dit-il, on jurerait que sur ta pupille se reflète ce pauvre bougre malingre qui mendie près de la porte. Je fermai les yeux. Pas suffisamment pour que la faille spatio-temporelle tapie en moi ne m'entraîne de nouveau.


A suivre...

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