De vous à moi

thib

Photographie Studio North Photography.

                Je vous écris aujourd'hui parce qu'un jour, peut être que vous me poserez ces questions auxquelles je ne saurai pas répondre. Ce jour, d'ailleurs, je le redoute autant que les questions qui y habitent. Si vous ne comprenez pas, retenez ceci : je vous réponds tant que j'en suis capable. Et si ce fichu moment n'arrive pas, alors, vous aurez des réponses sans rien demander.

               

Mes filles, mes chères filles, mes amours. Je ne suis pas votre père et je ne le serai jamais. C'est sans doute le plus grand trou, la plus grande de toutes les souffrances que je ne connaitrai jamais de ma vie. De ne pas être celui qui se trouve de l'autre côté du cauchemar, celui qui se souviendra de vos premiers pas, de vos premiers mots. Celui du début, avec qui tout commence. D'être venu après, alors que vous existiez déjà. On peut louper des trains, des rendez-vous, des entretiens et des recettes de cuisines. Il y a toujours des excuses pour ça, et quand on en n'a pas, c'est qu'on ne cherche pas bien. Il n'y a pas d'excuse pour moi, parce que ça s'est fait comme ça. Personne n'y peut rien. J'étais ailleurs. Occupé à rien, quand on y pense, mais ailleurs, c'est sûr. Et si j'avais su, vous pouvez me croire. J'aurais fait le voyage avec la foudre pour aller plus vite.

               

Pour être tout à fait honnête avec vous, si je suis arrivé c'était d'abord pour votre mère. Faut bien tirer les dernières cartouches de sa jeunesse, et la mienne finissait de brûler. Votre mère et moi on s'est tombé dessus comme deux aveugles qui cherchent quelque chose pour s'appuyer. Dans sa vie, y avait que vous qui faisiez de la lumière. Et dans la mienne, y avait bien moins. Y avait des plaies, des livres, y avait la terre, la forêt, les rivières. Ça n'éclairait pas beaucoup. Et on est tombés amoureux. On est tombés amoureux avec tellement d'élan que les mots se sont évaporés dans la collision : y restait qu'un moyen de tout dire, et c'était sous la nuit, parmi les pierres, les herbes, parmi le monde et sous le même ciel, c'était de respirer, et de danser. Un amour de loups : appeler l'aube.

               

Et à ce moment-là, un père, c'était déjà trop tard. Vous en aviez déjà un et même quand on manque de suite dans les idées, on sait bien que les pères c'est pas remplaçable. C'est des modèles uniques et sur-mesure, y en plein, mais y en a qu'un. On n'y peut rien. Je n'ai jamais voulu prendre sa place. J'ai jamais voulu voler l'amour, l'admiration que vous aviez pour lui. Quelque part, je crois que j'y suis arrivé. Je vous dis ça, c'est des années plus tôt. Mais je me connais. Et puis je vous connais aussi et vous ne m'aurez pas laissé faire. Je me rappelle notre première rencontre. Vous avez passé nos dix premières minutes à vous emmêler dans les jupes de votre mère, et à me jeter de là-bas des regards qui ne savaient pas. Moi aussi j'avais des regards qui ne savaient pas, les jupes en moins. J'aurais pourtant pas dit non si on m'avait proposé, il faut avouer. J'étais pas dans mes aises non plus. Mais voilà.

               

Ce qu'il se passe, c'est qu'on vit. On grandit, on aime, on s'en va, on repart, on voyage, on s'aménage en dedans de grands espaces pour les rencontres, on apprend, on se trompe, et on apprend vraiment ; on découvre et on fait découvrir ; on partage ; on œuvre au monde. Et si parfois il nous arrive de croire à quelque chose, c'est bien parce qu'on n'en sait rien, au fond. Nous ne sommes capables de savoir seulement lorsque nous arrêtons de croire. La vie. Avec son lot de vies. Et puis un jour, l'amour. Pour tout dire, déjà ça, ça n'existe presque pas. Et ensuite on se retrouve nez à nez avec deux fillettes. Vous savez, vous n'aviez pas trois ans. Deux et demi et des cheveux. Il nous a fallu du temps. Quelque part, on peut se dire que c'est normal pour vous. Peut-être moins pour moi. M'enfin il en a fallu aussi.

               

Je savais que c'était une question de temps dès le début. Toutes les véritables histoires sont déjà des histoires de temps avant de raconter quoique ce soit. Dès que votre mère et moi nous sommes aimés, c'était une question de temps. Déjà, avant de vous rencontrer. Et c'était tellement le premier pas, le premier, celui qui décide, qu'il était impossible de voir plus loin. L'avenir à partir de là était tout ébloui. Et puis ensuite, avant de vous comprendre. C'est-à-dire de donner forme à l'amour. Parce qu'on vous dira souvent que c'est comprendre les choses qui vous fait les aimer. Ceux qui vous disent ça lisent à l'envers. L'amour est déjà là. L'amour, c'est la jeunesse, c'est la passion de l'inutile. C'est ce que la vie reproduit pour s'enrichir, c'est sa manière de déborder, d'aller dans les marges, ce qui fait qu'elle est arrivée jusqu'ici, sous toutes ses formes. C'est pourquoi le seul but commun à toute vie est de transmettre. Nous ne faisons que lui donner une forme, le faire rentrer dans un moule ou une valise, ou lui donner un nom.

               

Je l'ai compris avec vous. On ne comprend ça que lorsqu'on est face à des enfants. Et pas d'idéalisme. Les enfants, c'est la crise des trois ans, celle des cinq, et les suivantes, c'est les colères, les caprices, les mensonges parfois, le narcissisme biologique, c'est tout ça et d'autres choses innommables. C'est surtout ces petites mains qui se glissent dans les vôtres, ce sont ces rires qui s'échappent gratuitement en pleine rue quand tous les autres ont payé le parcmètre, et puis cet abandon entre vos bras, cette confiance d'aveugle, cette impression étrange de fragilité et de vivacité. C'est d'espérer être là pour les rattraper quand ils tomberont, pour expliquer ceci, raconter ça, repasser les larmes avec les vieux pyjamas. C'est de la vie, triomphante et bruyante comme un souk d'Istambul, de la vie, un peu plus chaude que le soleil. Je l'ai compris parce que je n'ai pas eu besoin de vous connaître pour vous aimer.

               

Parce que dès ce jour. Dès la seconde. Il y a eu ce trou qui s'est creusé en emmenant tous les autres. J'aurais voulu. Je ne suis pas votre père. Je ne serai jamais celui dont la voix vous berçait. Jamais celui qui vous donnait le biberon avec le fond des yeux. Ou qui vous a raconté vos premières histoires, qui vous a mises pour la première fois pieds nus dans l'herbe, qui vous a montré les étoiles, fait découvrir les oiseaux. Qui vous a chanté la pluie. Jamais celui qui vous a ouvert le monde.

               

Un jour peut-être vous me demanderez. Il n'y a pas d'autre réponse. Je ne suis pas votre père. Mais vous, vous êtes mes filles, vous êtes mes vies, vous êtes ma danse, vous êtes mes amours. Et c'est vous qui ouvrez le monde. 


  • il y a des fois où les liens du cœur sont tissés plus serrés que les liens de la génétique.... tu le dis si bien....

    · Il y a environ 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • C'est parce que la génétique, elle sait pas lire ! Merci de ton passage, Maud, vraiment. Comme toujours.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Je n'ai pas de mots. Je n'essaie pas. Je sais qu'un jour, elles, elles les auront. N'en auront pas besoin. Ce sera dans les yeux. Ou dans un geste. Une tête sur ton épaule... Je veux dire merci. Mais c'est un peu nul. Alors, chut. j'ai presque rien dit t'as vu.

    · Il y a environ 8 ans ·
    248407193 78b215b423

    ellis

    • Ce sera sûrement un peu dans plein de gestes, par ci par là, brillant ou mat, franc ou matois, ce sera, ce sera, j'en sais rien. C'est déjà, un peu, je crois bien. C'est moi qui veut dire merci mais c'est un peu nul alors chut je dis presque rien t'as vu ! Parce que vraiment, ça me paraît un peu bête. Bête comme un chat sauvage.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Cette histoire est magnifiquement menée ! Son écriture en est parfaite. Être père ou mère implique un mouvement volontaire d'adoption qui échappe aux simples données génétique. Même en étant les géniteurs naturels ce processus doit avoir lieu…

    · Il y a environ 8 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Oui. Concevoir et désirer sont deux choses bien différentes. Le père n'est d'ailleurs pas nécessairement le géniteur, mais celui qui se porte responsable de l'enfant. Celui qui l'accompagne. On l'oublie souvent,. Merci Nyckie.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Superbe !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Merci !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Tu n'es peut-être pas le père biologique, mais celui qui a donné de l'amour, qui a éduqué, celui qui a été à l'écoute, qui a partagé, et cela , cela vaut tous les liens du sang ... de quoi être bien fière, et elles sauront te le dire à l'âge adulte ...magnifique d'émotions

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • On verra bien. Le temps fait son oeuvre. Contre ça, ou à cause, je ne ais plus trop, elles auront toujours cette lettre dans quelques années. Merci Marie.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • Je sais pas s'il y a des mots pour dire ce que je ressens. là maintenant, je les trouve pas. Mais à défaut de monde, toi c'est le coeur que tu ouvres. merci.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • en lisant ce texte je pensais à toi ma lutine... idem Zab si tu n'avais pas été là je te l'aurais envoyé....

      · Il y a environ 8 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

    • J'ai eu bien du mal à en avoir quelques uns, des mots, pour dire si peu. Alors je comprends. Y a des fois où les choses en débordent, et puis c'est tout. On ne peut qu'espérer que quelqu'un passe, entre, et comprenne. Merci Carouille. Encore, je sais, mais je ne sais pas non plus quoi dire d'autre. Merci de comprendre.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

  • C'est magnifique ! On ressent tout l'amour d'un père porté à ses enfants. Et l'amour tel qu'il est dépeint, celui qui n'a pas vraiment de nom ..

    · Il y a environ 8 ans ·
    17c25d2b

    Yitou

    • On ne sait jamais bien ce que fait ce qu'on ressent, mais des fois, ça se laisse approcher. Merci Yitou.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

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