Depuis que je le vois régulièrement, mon psy va beaucoup mieux

Thierry Kagan

J’en ai quarante, des années.

Mais pas que.

Il y a des « moi », aussi.

Et c'est épuisant de prendre tant de place dans sa propre vie.

J’en suis plein, ça déborde, j'en ai à revendre, tellement j'en ai, des « moi ».

C’est le désordre en permanence, mais il y a de l’espoir !

L’un des « moi » a conseillé de consulter un psy. Un qui nous prendrait tous.

A chaque consultation, en divisant, on y gagnerait.

Allez, repos.

Demain, c’est le grand jour : première consultation.

La nuit passe.

Puis très vite, le réveil sonne.

Comme d’habitude, ce n'est qu'à ce moment que j’arrive à dormir.

Paradoxal, ce sommeil !

Un moi en secoue un autre et ainsi de suite jusqu’à me mettre d’aplomb.

Car avant d’aller voir le type, il faut que je révise :

- 10 ans, je parle de moi à la troisième personne.

- à 15, je ne rêve que de moi.

- à 20…

Puis non, tiens ! Je le ferai avec lui.

Je paie, je ne vais quand même pas me retaper, avant, ma vie à l'œil !

Il est écrit de frapper avant d'entrer : c’est prudent, ça défoule.

Un homme m'accueille. Son visage est recouvert de poils et de cheveux. Beaucoup.

J'ai les mains moites (un peu tout de ce qui me constitue à l'ordinaire l’est aussi, à vrai dire). Il m’en empoigne une, une saponification s’opère : il est ému aussi, c’est clair.

Et sans me laisser le temps de l'observer, il me prie de m'allonger, là où vous savez. Le divan est encore tout chaud d'un corps qui a dû en dire long.

Puis le silence. Il ne pipe rien.

On m'avait prévenu, remarque : c'est moi qui cause et lui me donnera – peut-être - un indice après plusieurs années.

3 ans, au mieux.

Alors, pour trouver un sujet, je sors mon journal intime (je dis « journal », mais il y a au moins 15 Clairefontaine).

Qu'est-ce que je fais ? Les meilleurs passages ? Que pour rien au monde je n'aurais jeté les billes qui firent de moi un héros à la primaire ? Ou la dernière fois que la voisine m'a pris sur ses genoux et qu'elle a compris que j'étais devenu un homme ?

Je sens qu'il lit par-dessus mon épaule. Ca fait métro.

Puis, il me demande un peu de silence alors je n’ai encore rien dit !

Ca dure.

Enfin, j’entends un bruit.

Un sec, sur le parquet. Il a dû l'armer à fond, son index, avant de la catapulter (parce que si ce n’est pas le cas, la boulette, elle devait être monumentale).

Et enfin :  "Allez-y, commencez, je vous en prie".

Alors, j'y vais. Je me lance. Je lui déballe tout, en vrac.

Pas mes idées existentielles sur les raisons d'être ou de n'être pas, de mettre ou de mettre bas, de paître ou d'envoyer paître.

Non. Du concret : l'instituteur qui me donnait des petits cours dont mes parents n'ont jamais su de quoi il me parlait ; les sauterelles qu'on m'a mises de gré dans la culotte à la colo ; mon séjour à l'extrême gauche, mes vacances à l'extrême droite ; mon angoisse face aux femmes qui me sourient un peu trop.

Tout ça, quoi.

Je tente "Vous ne croyez pas que c'est parce que..." et il me rambarde aussi sec.

Alors, je reprends. Des détails à n’en plus finir.  Ca va me coûter un bras et celui de la laitière. Mais c'est trop bon de parler.

Il est midi, ça fait 3 heures que je cause et lui n’en n’a pas lâché une.

Ma vessie est à bout de force. Il m'interrompt enfin avec un "vous-ne-m'avez-sans-doute-pas-tout-dit-on-reprendra-la-prochaine-fois".

A quoi il rajoute : « tout ».

On reprendra tout !

Comme s'il ne s'était rien passé ?

Même pas de transfert.

Pas de mère fautive, pas de conjointe castratrice.

Même pas de syndrome référencé.

Rien. Que dalle. Le néant.

Il me fixe de profil et le samedi suivant pour que je revienne m'allonger.

Derrière son impressionnant système pileux, un coin de sa lèvre est monté d’un cran.

Est-ce qu'il sent en moi le cas d'espèce ? Celui dont on vous dit à la fac que vous n'en verrez pas des masses ? « Si vous en tenez un, gardez-le, ça vaut de l'or, vous ferez avancer votre science » ; ou bien, ne suis-je qu'un gagne-pain un peu plus sûr que les autres et l'or en question, c'est de la trébuchante ?

...

Trois ans.

Trois ans que ça dure.

Trois ans aussi que je laisse filer un quart de mon salaire dans la poche d'un autre, pour lui raconter ma vie sans qu'il ne me dise si elle lui plaît ou non.

Remarque, maintenant, je le connais bien, mon film : je sais qui fait quoi, lequel des « moi » peut en mener large ou pas.

Alors?

Alors, je prends la décision de quitter le doc.

Je le lui dis en face. Du moins, de profil (je n’arrive toujours pas à le regarder en direct). Il fronce le sourcil. Puis il porte la main à son cœur. Ou à son portefeuille, je ne saurais dire.

Et il me demande encore un instant.

Il hésite. Et envoie la sauce : il a toujours rêvé qu'un patient rampe, la langue pendante, en sueur, grognant, de la porte d'entrée jusqu'au divan, en l'implorant pour se faire soigner.

Ca me rassure.

Lui aussi, il a un boulon qui manque, une vis qui patine et la crémaillère grippée.

Il a fallu trois ans. Trois ans pour qu'il me l'avoue, son fantasme.

C'est un indice, c'est sûr !

Je m'exécute, pour finir rapidement.

Je prends congé, mais j'ai pitié.

Alors je promets. Je promets de revenir le voir, régulièrement, une fois par an.

Sorti de son immeuble, je respire bien fort et je me sens bien.

Je siffle.

Je suis paisible et je siffle comme quand on sort de toilettes publiques : l'air de rien mais soulagé.

Heureusement qu'il y a de grands malades (comme moi) pour soigner les psys, non ?

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