elle est cachée où la lune ?

Marie Eve Brassard

- Chérie, ça va ?

Je regardais l’homme qui se tenait debout devant moi, qui me fixait d’un regard triste. Quelque chose me disait que je devais réagir. Une parole, une larme, un sourire. Rien de compliqué. Mais quoi ? Je déplaçais mes yeux de l’homme à l’oreiller. Et de l’oreiller à l’homme. Jusqu’à ce qu’il comprenne. Jusqu’à ce qu’il le ramasse et me le glisse tendrement sous la nuque. Jusqu’à ce qu’il me serre très fort dans ses bras. J'aurais voulu trembler. L’étreindre. L’embrasser. Lui rendre son amour, sa tendresse. Mais utilisai plutôt les quelques rayons de vie qui me restaient pour répondre.

- Je n’irai pas travailler aujourd’hui.

- T’as mal quelque part mon amour ? Tu veux que je reste avec toi ? Que je t’accompagne chez un médecin ?

- Non. Dormir. Je veux juste dormir.

C’est arrivé comme ça, sans crier gare. Les matins devinrent de plus en plus noirs.  Les nuits de plus en plus claires. L’étrange impression de tout confondre. Avoir mal quelque part, partout, tout le temps, sans jamais trouver où. Comme un perpétuel changement de saison dans ma tête. Dans ma tête et dans mon cœur. Et pourtant février cognait à la porte, annonçant que l’hiver avait pris ses aises et qu’il était confortablement installé. Comme s’il était chez lui. Février cognait à la porte, annonçant, à qui voulait bien l’entendre que, malgré le vent qui soufflait trop fort et le givre qui recouvrait les fenêtres, la vie battait son plein.

Plus les jours passaient et plus lire me donnait mal aux yeux. Ma tête voulait exploser à la simple évocation du mot musique. L’idée d’aller travailler provoquait chez moi l’envie de vomir.  Et plus les jours passaient, plus je manquais d’air. La sensation continuelle de tomber du ciel, comme un oiseau à qui le quotidien aurait coupé les ailes. Ma vie ressemblait à une crise d’angoisse. Je consacrais désormais toute mon énergie à leur faire croire, à tous, que tout allait bien. Continuer de me lever le matin.  Rire quelques fois par jour. Appeler ma mère chaque semaine. Manger un peu. Une bouchée. Juste une bouchée. Encore une. Et respirer, malgré l’effort. Surtout continuer de respirer. J'aurais aimé comprendre ce qui m'arrivait. Mais je n’en n’avais pas la force. Mes batteries étaient faibles. Mortes. Mes batteries étaient mortes. Le petit lapin rose n’avait plus de piles et glissait doucement de la vie à la terre. Et glissait doucement de la lumière au sourire qui s’efface. 

Je n'avais envie de rien. Ni me lever, ni me laver, ni m'habiller. Envie de rien. Ni parler. Ni manger. Ni faire l’amour. Ni même chier. Pleurer m'épuisait. Le simple effort de ressentir les larmes glisser contre mes paupières et couler le long de mes joues, pleurer. Vouloir pleurer sans même savoir pourquoi. Vouloir pleurer, toujours pleurer. Et ne rien comprendre.  Comment sait-on qu’on est folle ? On ne le sait pas, on l’est. C’est tout.

Elle est où la lune maman ? Elle est cachée où la lune ? Février. Encore et toujours la faute de février. Comment un mois si court pouvait avoir le dos si large ? Février. Février se terminerait un jour. Le soleil reviendrait. La chaleur aussi. Et tout irait bien. Tout irait bien. Il ne me restait qu’une seule chose à faire, attendre. Attendre la fin de la journée. Attendre qu’il revienne du bureau. Attendre la nuit. Attendre demain. Et après-demain. Attendre la chaleur. Dormir jusqu’à l’été.

Pour lui et pour ceux qui m'aimaient, je continuais de vivre. Un peu de mascara, une brassée de lavage, des cours de yoga. Je l'accompagnais au restaurant, parfois au cinéma et regardais même les Canadiens perdre, sans broncher. Pour lui faire plaisir, j'acceptais ensuite qu’il me fasse couler un bain. Et réussissais à apprécier le contact de sa peau contre la mienne quand doucement, très doucement, il me déshabillait et me déposait dans l’eau chaude. Parfois un léger frisson me surprenait alors que je sentais deux mains douces me caresser les cheveux, les épaules, le ventre. Des mains qui me caressaient jusqu’à ce que mon souffle retrouve le calme égaré. Moi qui avais toujours cru que l’amour protégeait de tout découvrais, contre mon gré, que l’amour protège de bien des choses, mais pas du noir. Ni de soi.

Après le bain, il me bordait. En essayant de camoufler l’inquiétude qui envahissait, un peu plus chaque jour, ses grands yeux verts. Continuer de faire semblant, pour lui.  Chaque jour. Tous les jours. Car dans la chaleur, dans la sécurité de ses bras, je retrouvais la paix. Et un peu de force. Juste assez de force. Je me laissais bercer, la tête lourde au creux de son épaule, en me disant que si je devais partir, ce serait ici. Maintenant. Allongée contre l’homme que j'aimais. Partir c’était comme dormir non ? Mais sans les rêves. Rêver m’épuisait. Je n'avais plus le courage de mes rêves.


C’est arrivé comme ça, un matin, sans crier gare. La tête sous les draps, j'entendis une voix au loin. Comme un chuchotement.

- Chérie, tu dois te lever. Tu vas être en retard au boulot.

Silence.  J'étais consciente de devoir répondre mais ne savais plus comment.

- Chérie…

Oui, pensais-je. Me lever. Je ne peux pas me lever. Je ne suis pas capable de me lever. Chercher ses mots. Loin. Très loin. Et en retrouver quelques-uns. Essayer de former une phrase.  Vas-y ma grande, tu peux y arriver. Allez, vas-y. Tu n’as qu’à te dire que tout va bien et tirer tes fesses du lit. Comme avant. Comme hier.

Je regardais l’oreiller tombé sur le sol. Me disais que j'aurais aimé le ramasser et y déposer la tête. Que je n'avais qu’à tendre le bras, m’étirer un peu et le ramasser. Mais le sol était loin. Le sol était si loin. Et je n'avais pas la force nécessaire pour soulever toutes ces plumes.

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