Elle partait en balade
hel
On restait en arrière, collés, soudés, à attendre son retour.
Elle partait en balade. Elle chaussait ses bottes de sept lieues, sa vieille peau d'automne, et elle avait déjà le goût des chemins en arabesques qui pointaient sur sa langue. Ça se voyait dans ses yeux verts de gris, ça se sentait dans tous ces gestes trop fébriles. J'ai encore comme ça, parfois, l'image de ses mains qui me revient sous les yeux, le dessin de ses veines, et des serpents qui ondulent sous sa peau d'écailles.
Elle partait les jours tristes, les jours qui plissaient et se froissaient un peu trop. Ceux où elle laissait sonner les heures inquiètes derrière elle, et puis où elle trébuchait toujours un peu sur les silences.
Charlotte paniquait drôlement, à la voir s'évaporer comme ça, sur un coup de tête, un mot de trop, un rien inaperçu. Je l'entourais de mes bras pour lui souffler des mots doux sur ses joues : des cocottes, des poussinettes, et toutes les autres piafettes attendrissantes de la basse-cour que je pouvais connaitre. Cela ne suffisait que trop rarement, car ces mots légers en plume se posaient sur Charlotte sans la rassurer ni la réchauffer vraiment. Il lui en fallait d'autres, qui lui donnent à voir et à comprendre, lui sous-titrent les blancs laissés.
Alors moi, je prenais ma voix de coq, celle de celui qui fait semblant de tout savoir et cache ses mêmes tremblements. Je bombais le torse, je faisais le fier qui n'a pas froid aux yeux ni rien. Et les traits grimés de certitude, je lui racontais tout.
Je lui disais : elle part loin dans les bois, elle court à perde haleine et coupe à travers champ, elle marche longtemps, longtemps à s'user les semelles jusqu'à la corde, jusqu'à plus de force. Elle marche sur des chemins de cailloux blancs qui mènent à de drôles de cabanes où personne ne va plus, où personne ne sait, de drôles de petites cabanes de bois qui ressemblent à la maison du petit Poucet. Elle y joue avec les toiles et les perles de rosée, elle s'y gave des odeurs de mousse et se frotte, s'écorche les mains sur les écorces des grands troncs, d'arbres grands comme personne n'en a jamais vu. Elle s'enivre, tant et tant, qu'elle pourrait même croquer la terre à pleines dents. Peut-être même qu'elle y a déjà goûté et avalé sans s'apercevoir une taupe minuscule soudée à une racine, qui a glissé jusqu'à son cœur pour creuser d'autres trous. Que c'est pour ça qu'elle y retourne, encore et encore, c'est pour les combler.
Non, pas vrai ? Tu te moques ?! interrogeait Charlotte, le temps d'une hésitation.
Mais pas du tout, je t'assure, je répondais en reprenant mon souffle.
Et après les cabanes, et après la taupe ? Réclamait Charlotte.
Et comme Charlotte réclamait, je racontais encore à bout de souffle, à bout de mots. Elle part en balade loin très loin, où elle peut trouver des champs de fleurs rouges comme des cerises, où personne ne va, où personne ne sait plus, et elle danse, elle danse les saisons, elle danse le jour et la nuit, elle tend ses mains jusqu'au ciel et quand elle ouvre les paumes, dedans y'a comme des océans, des rivières qui coulent de ses mains jusqu'à la terre et même des oiseaux qui s'échappent. Des oiseaux jaunes comme des citrons, et puis des bleus, des oiseaux qu'on ne sait pas, qu'on a jamais vu, qui volent plus loin, plus haut que n'importe quels autres oiseaux. Et quand elle n'a plus de force, quand elle n'en peut plus de tourner, de sauter, de danser, elle se laisse tomber, et les oiseaux dansent et tournent, et virevoltent pour elle. Et si elle est trop fatiguée encore, les oiseaux s'approchent doucement, la poussent du bout de leur ailes agiles pour la ramener jusqu'à nous.
Impossible, réfléchissait Charlotte, et comment ils feraient donc ?
Ils ont des becs plus grands, des becs immenses que personne ne sait, que personne n'a jamais vu. Regarde ce que je te dis, compte jusqu'à trois et regarde bien : la voilà qui revient vers nous.
Et Charlotte ouvrait grand les yeux sur mes mensonges vrais, et notre mère était là, ses yeux verts de gris encore plein d'images, un sourire plaqué contre ses lèvres pâles, ses lèvres bleues comme sèches, comme le sont les lèvres quand on revient de grands voyages.
Je me rappelle tout.
Elle partait en balade loin, très loin, dans sa tête. Sans se retourner, sans même nous jeter un regard, elle nous laissait là, en arrière, collés, soudés, à attendre son retour. Elle passait sa vieille laine grise, défraichie, effilée, rafistolée, elle laissait ses paumes ouvertes de chaque côté du fauteuil, et il en coulait des silences…
Et pour ne pas que silence nous dévore ni ne nous laisse sur le carreau, moi je me tassais contre Charlotte, lui raconter ses absences en plus beau.
Après deux mois d'hosto, c'est agréable à lire
· Il y a presque 9 ans ·Philippe Larue
Ah pas cool, aux jours qui vont mieux alors.
· Il y a presque 9 ans ·hel
On oublierait presque la douleur, les mensonges sont tellement beaux !
· Il y a environ 9 ans ·lilu
je les pensais comme ça, comme des pansements que le frère pose sur sa sœur, prévenant, genre pas besoin d'être deux à savoir le moche.
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour la lecture Lilu.
hel
Encore un écrit qui " tue" , franchement tu me scotches, toujours tes petites expressions qui donnent tant de densité et d'originalité à tes récits... bravo à toi une fois de plus, tu sais que je suis fan !! tu as l'air en verve d'écriture en ce moment :) !! continue de nous enchanter...
· Il y a environ 9 ans ·marielesmots
Je sais pas si je suis en verve, je suis tiraillée par les flux d'automne, envie de revenir un petit peu à la nouvelle, et puis aussi d'avancer (voir de boucler) au moins un gros projet.
· Il y a environ 9 ans ·Je sais marie que tu es toujours là, pleine de bonnes ondes et pour ça merci :)
hel
Une claque ce texte. Il est magnifique et apporte un peu de plaisir dans ma journée :)
· Il y a environ 9 ans ·mlleash
Distributeuse de plaisir, c'est qu'est-ce que je voulais faire quand je serais grande. ;)
· Il y a environ 9 ans ·hel
Superbe ! sans voix
· Il y a environ 9 ans ·ade
:)
· Il y a environ 9 ans ·hel
Hel, déjà ton histoire je la trouvais belle et poétique, mais cette révélation sur les enfants qui remplissent le silence d'un voyage immobile d'une mère absente...elle me tue. Bravo.
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Merci Carouille, c'est comme ça que j'ai voulu le faire passer la poésie pour combler l'absence, la poésie qui rend la vie plus belle :)
· Il y a environ 9 ans ·hel
De la tendresse et le grâce, comme toujours emmêlées au bout de ta plume. Merci.
· Il y a environ 9 ans ·ellis
Merci à toi :)
· Il y a environ 9 ans ·hel
Je deviens gâteuse alors les piafettes, les mots doux et les mensonges vrais : j'adore !
· Il y a environ 9 ans ·julia-rolin
Je sais pas si c'est question d'être gâteux ou d'être resté enfant, mais on dit qu'un âge nous ramène à un autre(ce que je ne suis pas pressée de vérifier!), alors...
· Il y a environ 9 ans ·Merci pour ta lecture Julia ;)
hel