Frayeurs citadines

Stéphan Mary

Etait il jeune ? Etait il vieux ? Nul n’aurait pu le dire tant c’était une nuit sans lune, noire très noire, annonciatrice de désespoir. L’homme s’avançait d’un pas rapide, les épaules un peu voûtées, le col du blouson en jean remonté, la capuche de son sweat shirt sur la tête. Plus gros que grand il se mouvait avec une lourdeur inquiétante. Il s’avançait d’un lampadaire à l’autre en jetant des regards furtifs vers l’arrière comme s’il avait peur d’être suivi. Un crachin désagréable tombait accentué par le froid du vent mais la température était encore douce pour un mois de décembre. L’homme avait mis du temps avant de se décider à sortir dans la ville pas tout à fait endormie. Il avait longuement réfléchi à la portée de ses actes qui ne seraient pas sans conséquence puis avait opté pour le risque. Si ce 21 décembre signifiait vraiment la fin du monde ? Cela faisait des jours qu’il retournait le problème. Se venger avant de mourir ou prendre le risque de continuer à vivre sans rien faire… et continuer à se taire ! Puis il y avait eu l’appel à sa mère « Il y aura du monde pour Noël ? » lui avait il demandé. Ce à quoi elle avait répondu comme tous les ans « Il y aura tout le monde ». L’homme avait eu un silence pensif puis avait ajouté « Qu’est ce que je peux acheter pour Amy ? ». Sa mère lui avait alors rétorqué très sèchement « Tu n’es pas invité. Je t’ai dit que les parasites c’était fini» puis elle avait raccroché. L’homme en avait pleuré, non pas de tristesse mais de rage. De cette rage qui saisit brutalement tout individu qui se fait éconduire de façon définitive, absolument définitive. Nous étions alors le mardi 18, le jour de Mars, dieu de la guerre. Toutes les affaires se négociaient le mardi ou le jeudi, l’homme savait ça. Le jeudi précisément, jour de Jupiter il avait pris la résolution de se venger. Il avait beaucoup bu, pris des drogues et s’était retrouvé dans un état quasi dépressif. Il avait eu une très violente envie de mourir, d’avaler tout ce qu’il avait sous la main et se laisser tomber dans le coma bienfaisant de la perte de connaissance irrévocable. Puis en fin d’après midi il avait eu un sursaut. Pourquoi mourrait-il alors qu’il n’était que gentillesse et prêt à rendre systématiquement des services aux uns et aux autres ? Pourquoi lui ? Et pourquoi pas eux ? L’homme avait marché énervé dans sa pièce de quinze mètres carrés, criant après son chat qu’il aurait volontiers étranglé mais Phoebus, habitué aux sautes d’humeur de son humain, s’était sagement tenu à l’écart de l’ouragan.

La ville respirait un air malsain pour cause de manque de lumière. Cette nuit était probablement la plus angoissante pour sortir d’ailleurs les rues étaient désertes. Il pénétra le quartier de la rotonde en direction de son café préféré. Il salua brièvement le serveur et jeta un rapide coup d’œil dans la salle. Il repéra immédiatement un homme dans la trentaine, d’une banalité affligeante, Il était plongé dans un livre et semblait totalement absorbé par sa lecture. L’homme se voûta un peu plus et s’approcha de la table. « Bonsoir » dit il d’une voix qu’il aurait voulu moins métallique mais le lecteur répondit distraitement « La même chose » en désignant sa tasse de café. L’homme ne fit aucun commentaire, prit bruyamment la chaise en face et s’assit lourdement. Le serveur demanda du comptoir « Comme d’habitude ? » ce à quoi l’homme répondit par l’affirmative. C’est ce « oui ! » qui sortit le lecteur de son odyssée silencieuse. Il regarda cet homme étrange, encapuchonné avec un blouson dont il ne connaissait pas la marque, assis en face de lui. Il ne voyait que le bas du visage, L’homme désigna le livre et ne demanda pas mais imposa d’obtenir une réponse « C’est quoi ça ? ». Etait-ce par complaisance ou par peur mais le lecteur retourna le livre pour en montrer la couverture et cru bon de rajouter « Frayeurs citadines. C’est tout simplement… Effrayant ! ». « Ca raconte quoi ? » Demanda son interlocuteur. Devant l'incongruité de la situation, le lecteur préféra répondre comme si cette intrusion dans son cercle privé était naturelle. « C’est l’histoire d'une femme qui assiste au meurtre parfait puisque l’objet du crime est une crise cardiaque. Elle a vu la scène mais n’est pas intervenue. Et l’histoire a ceci d’étrange que ni sur cette absence de réaction, ni sur la scène du meurtre lui-même, l’auteur ne donne d’indice. La femme travaille à la morgue de l’hôpital et réceptionne quelques temps plus tard un deuxième infarctus avec la même expression de terreur que sur le faciès du premier. Et quelques temps plus tard, un troisième. La femme qui a absolument besoin de parler va à la police et est reçue par un stagiaire en criminologie. Sa hiérarchie lui donne le dossier. Ils vont s’allier. Elle pour dominer sa peur et lui parce que c’est sa seule piste. C’est très bien écrit et passionnant ». L’homme prit son demi à pleine main et le bu d’une traite. « Tu m’en paies un ? On se dit tu maintenant on gagnera du temps ! ». Sans attendre de réponse, il fit signe au serveur de le resservir. Il revint au lecteur « Tu fais quoi dans la vie ? ». Le lecteur un temps désarçonné par l’audace de l’homme ne fit pourtant aucun commentaire et décida de jouer la carte de l’amabilité. « Je suis lecteur. Je suis payé pour lire des livres et donner mon avis ». L’homme émit un petit sifflement les dents serrées « C’est toi qui décides si un bouquin voit le jour ? ». Le lecteur s’illumina « Non, pas moi ! Nous sommes une équipe en comité et nous donnons collectivement notre avis. Ensuite le manuscrit passe chez...». Il allait poursuivre dithyrambique mais l’homme le coupa brutalement « Alors c’est quoi le meurtre parfait ? ». Le lecteur eut un sourire « Dans le livre ? Je ne sais pas encore et je vais être honnête, si c’est vraiment bien écrit, on ne le saura pas. Le lien triangulaire entre… ». L’homme le coupa à nouveau « Mais pour toi qui lis des tas de bouquins, c’est quoi le meurtre parfait ? ». Pour la première fois le lecteur eut un silence. « Je suppose que ça n’existe pas. Ce qui semblait parfait il y a trente ans est devenu le détail qui tue aujourd’hui. Un cheveu, un poil, une salive sur un timbre et c’est la faille, l’envers du décor. Les dossiers clôturés ou les affaires non classées et une génération plus tard vous êtes derrière les barreaux. Le meurtre parfait ? Non sincèrement je n’y crois pas ! ». L’homme se pencha en avant « Dans une heure il sera minuit et à minuit commence la fin du monde. Qu’est ce qui te ferait le plus peur à toi ? ». Le lecteur dit « Ma plus grande peur ce serait… de mourir ! Et de mourir en tombant. J’ai le vertige. Si on voulait me suicider, il suffirait de me mettre en hauteur et vous ? Heu… et toi ? ». L’homme désigna les verres « Paie on s’en va j’ai besoin de marcher et de parler à quelqu’un. Tu feras l’affaire » puis il se leva et changea de ton « Allez viens. On sort dix minutes et puis je te fous la paix. C’est pas mon soir, sois sympa ». Le lecteur acquiesça. « D’accord de toute façon il faut que je rentre. On peut faire un bout de chemin ensemble ».

Les deux hommes se dirigèrent vers la sortie puis s’enfoncèrent dans la nuit noire sous la bruine toujours aussi agaçante. L’homme commença à monter les escaliers de la butte, le lecteur sur les talons. Arrivés en haut des soixante douze marches, les deux hommes firent une pause. Le lecteur avait la main sur la rambarde quand l’homme se tourna à quelques centimètres de lui et lui dit tout bas « Et si je te poussais, ce serait le meurtre parfait ? ». Le lecteur sans se retourner descendit une marche. « C’est idiot, pourquoi vous feriez ça ? Et il y aurait une enquête et tout le monde le dira, je ne prends jamais les escaliers parce que j’ai peur du vide ». L’homme éclata d’un rire sadique « Et comment tu es monté là ? Et pourquoi tu es monté si tu as peur ? ». Le lecteur sentit des frissons l’envahir « Arrête tu charries. Je ne sais pas pourquoi. ». Il se mit à crier « Parce que je suis un vrai con ! Parce que un pauvre mec me demande le 21 décembre 2012 de l’écouter et que moi comme un con, je veux bien lui prêter une oreille attentive ». L’homme s’approcha au niveau du lecteur, obligeant celui-ci à descendre d’une marche sans regarder. Son angoisse était palpable, épaississait un peu plus le silence de l’obscurité. L’homme devenu menaçant demanda méchamment « Ca fait comment le vertige ? ». Le lecteur voulait se sortir de la présence obsédante de son vis à vis mais ne pouvait se résoudre à lâcher la rambarde. Sa voix déclinait « C’est paniquant. J’ai le cœur qui bat plus vite et les jambes qui flageolent ». « C’est tout ? » insista l’homme. « Non oui je ne sais pas. C’est derrière les genoux, c’est très tendu et j’ai mal dans les doigts à force de serrer cette barrière de sécurité. Et j’ai mal dans les gencives. Arrêtez ça a assez duré. Poussez vous que je monte ces trois marches ». L’homme au lieu de reculer s’avança encore un peu plus. Le lecteur fou de terreur ne sentit même pas l’urine venir imprégner son pantalon. Il émit un râle qui ressemblait à un long gémissement plaintif. « Laissez moi je vous en prie. Je ne vous connais pas, je ne vous ai rien fait. Mais qu’est ce que vous voulez ? ». L’homme soupira. En forçant le lecteur à reculer de façon à ce que ses pieds soient en bascule sur le rebord de la marche en pierre, il répondit de sa voix métallique « Je vais te donner la fin de ton bouquin. Le meurtrier ne peut pas être coincé parce qu’il a tout compris de la vie. Il a compris que cette saloperie t’engloutit dans tes angoisses les plus profondes, jusqu’à te rendre fou. Tu ne vois rien venir et puis un jour c’est là. Ca te fusille du regard et en une fraction de seconde qui dure une éternité tu as peur de crever. Ton cerveau bouillonne, ton esprit ne répond plus, tes réflexes te lâchent. C’est le gouffre sans fond, le tsunami qui emporte le corps et la tête. C’est toi qui vas tomber de trouille. C’est ta pisse pour pas chialer. Et pourquoi elle n’est pas intervenue si elle a vu le crime ? Parce qu’elle sait comment il opère ! Il s’empare des frayeurs de ses victimes et il leur fait peur. C’est le snipper de tes pires cauchemars ». Le lecteur s’affaissa brutalement, tombant à genoux, lâchant mécaniquement la rambarde pour venir appuyer sa main sur son cœur. Il était livide. Il gémit « J’ai mal, aide moi. S’il te plaît appelle les secours, c’est le… c’est le…c’est le cœur ». L’homme debout attendit patiemment que sa victime expire puis il attrapa une ridicule branche d’arbre tombée au sol pour méthodiquement, effacer ses traces de pas en sens descendant enfin il remonta en haut de l’escalier. Il regarda un moment le cadavre puis déclara « Crétin, ce bouquin j’aurai pu l’écrire et j’aurai conclue que c’est le lecteur le plus vicieux. Il peut s’arrêter avant mais non, il faut qu’il sache et qu’ensuite il se taise, complice de l’assassin. Le lecteur est le meurtrier, lecteur !».

L’homme dont on aurait pas pu dire s’il était plutôt jeune ou vieux, l’homme à la capuche prit la direction de la maison de sa mère. Il venait d’expérimenter son intuition : la pire des morts était celle générée par ses propres angoisses. L’infarctus de la terreur comme ultime conclusion. Une mort affreusement douloureuse entre ce qui génère l’angoisse et ce que l’angoisse génère. L’homme se surprit à siffloter sur « Frayeurs citadines». Ce titre il ne l’oublierait pas car cette nuit du 21/12/2012 serait celle des terreurs citadines puisque sa famille était si urbaine. 

  • C'est juste incroyablement bien mené, c'est angoissant à souhait !
    J'ai adoré !

    · Il y a presque 11 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

  • Mais oui Octobell et merci pour le compliment. Toutefois des virgules il y en a, ne serait ce que pour rendre le texte lisible. Quant à leur absence... "l'homme marche dans la nuit inquiet et partenaire d'une mort sauvage voire certaine qui ne l'épargnera peut-être pas à moins que..." Dans ce cas là virgule la ponctuation est accessoire virgule pour atteindre son but virgule sans réfléchir virgule sans respirer point
    Merci de tes commentaires pertinents

    · Il y a presque 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • hiiiin pas mal ! En même temps, ça m'avait plutôt étonnée vue la qualité de ton écriture au demeurant. Eh, j'aurais au moins eu le mérite de noter leur absence, à ces virgules... Non ?

    · Il y a presque 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Merci de vos commentaires.
    Octobell, virgule = respiration or le manque de ponctuation est voulu avec objectif de rendre encore un peu plus étouffante l'histoire.
    Archange, la famille risque gros au contraire, très gros !
    Belle journée à toutes et tous

    · Il y a presque 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • Et dire que la famille ne sera jamais inquiétée. Bel écrit. ✍

    · Il y a presque 11 ans ·
    Image

    Archange Flippé

  • J'aime beaucoup l'arme du crime. Indétectable, ça c'est sûr ! Et le choix de ne pas donner de nom à tes protagoniste renforce l'atmosphère gênante du texte. L'Homme est flippant à souhait. C'est vraiment bien joué, bravo !
    Un seul petit bémol : la ponctuation. T'étais en pénurie de virgules ? :( M'enfin ça me n'a pas franchement perturbé dans ma lecture, visiblement.
    Un chouette texte !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

  • Merci à toi aussi Tendresse. Un peu tardif mais sincère ;)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • Merci Colette :)

    · Il y a plus de 11 ans ·
    La main et la chaussure

    Stéphan Mary

  • Ton texte m'a tenue en haleine et en plus super bien écrit!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    13335743 1312598225434973 3434027348038250391 n

    Colette Bonnet Seigue

  • je trouve ça génial, je viens de voter pour ton texte. Bon réveillon !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Default user

    tendresse

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