FRYCK

Marcel Alalof

FRYCK

Je traverse le passage clouté de la rue GAY LUSSAC, vais pour m’engager vers le tronçon du boulevard Saint Michel qui donne sur la rue Soufflot.

Je distingue, au milieu de la foule qui vient vers moi, Charles Fryck, que je n’ai pas vu depuis une dizaine d’années. Je vais pour l’arrêter. Je le regarde et remarque alors sa démarche mécanique, ses yeux sans expression, vides. Il ne m’a pas vu. « La camisole chimique ! » Je me dis qu’ils l’ont eu.

J’ai connu Charles au café Le Soufflot, lorsque j’étais étudiant en droit. Il avait une vingtaine d’années de plus que moi, commençait à grisonner, n’avait plus de dents et souriait tout le temps.

Nous nous parlions de temps en temps et puis, nous avons sympathisé : il me dit qu’il était correcteur pour des maisons d’édition et qu’il avait une pièce de théâtre en chantier.

Son père, qui était fourreur, subvenait à l’essentiel de ses besoins. Il disait que son père était marchand de fou rire, en imitant son accent polonais. Il m’invita à la représentation de sa pièce, dans une petite salle près de l’Hôtel de ville. Les acteurs étaient très impliqués, et le texte, très compliqué, non dénué de charme. La plupart des spectateurs, une dizaine, avaient été invitée. Le critique du FIGARO écrivit que le texte était indigeste, et la pièce s’arrêta là.

Je le perdis de vue, une première fois. Quelques années plus tard, je traversai en face de la Samaritaine, quand je le remarquai qui déambulait. Je l’appelais : « Charles ! ». Il me regarda d’un air déjà absent, et me dit : « t’as pas cent balles ? ». Incrédule, je lui donnai un billet, et poursuivis mon chemin, le cœur meurtri.

Je le croisais, un an et demi plus tard, rue de Médicis, par une belle journée. Il était d’humeur joyeuse. Je l’invitais à la terrasse du Rostand. Il m’apprit alors qu’il avait été interné par sa famille, et qu’il avait droit à des jours de sortie, comme aujourd’hui. Il me raconta sa vie à l’asile, comment, la première nuit, il avait été agressé à coups de poings et de pieds dans son lit, alors qu’il commençait à trouver le sommeil. Il était sorti de sa chambre en hurlant. Il s’agissait en quelque sorte d’un cadeau de bienvenue, car l’incident ne se reproduisit plus.

Il commanda un ice cream vanille. « Une boisson d’assisté ! », dit-il en riant.

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