Glissade

nyckie-alause

 Joseph-Léopold, c'est son nom. Si, si, je te jure, il s'appelle réellement ainsi. Je recommence et cesse de me couper la parole sinon tu ne connaitras jamais l'histoire. 

Tout d'abord tu dois comprendre que cet homme-là, je l'avais rencontré la veille au crépuscule dans la rue de l'horloge, devant ce bar anglais. Il fumait une cigarette, semblait solitaire au milieu des clients du mercredi soir qui consomme bière et whiskies dans de vilaines timbales de plastique. Il ne semblait pas avoir bu et je me souviens m'être interrogé sur la raison qu'il avait d'être mêlé à cette foule de jeunes gens éméchés. Pour trouver le courage de lui adresser la parole, il me fallait un prétexte alors je l'ai bousculé. J'ose te le dire pourtant je reconnais que c'était complètement idiot, ma boisson a éclaboussé sa veste de velours. Il s'est fâché « vous devriez cesser de boire ». Et mon entrée en matière était toute trouvée : les excuses que je lui présentais. 

Ses yeux, ne prends pas cet air ébahi tu sais bien que les yeux des hommes est la chose qui me fait fondre, son regard m'a transpercée mais pas comme si j'étais transparente, non pas transparente car il m'en est resté une trace brûlante et la cire de mon visage a dû changer de couleur.

Les amis que j'accompagnais sont rentrés dans le bar et je suis restée dans la rue. La conversation que nous avons eu, je l'ai oubliée ou presque. Avons-nous d'ailleurs eu cette fameuse conversation je ne peux le jurer car quand je me suis réveillée le lendemain matin j'avais un texto sur mon téléphone envoyé par Joseph-Léopold « merci pour la promenade » mais si tu avais été là à cet instant je t'aurais probablement dit « c'est une blague ». 

Mais pourquoi mets-tu ma parole en doute, je t'assure que c'est bien ce qu'il m'avait écrit, regarde — elle allume son téléphone qui fait un petit bip à chacune des opérations. Tu le vois, regarde donc la date et l'heure, le 18 à 7.30, je ne mens pas. 

Mais non je ne l'ai pas dit à Jacques, il est en stage en Allemagne pour un mois et nous ne nous téléphonons que le samedi, disons demain quoi, et plutôt le soir. Sûrement que je le mettrai au courant mais au courant de quoi ? Pour l'instant je pourrais dire « je suis allé boire un pot avec les copains (vrai) et je suis rentrée chez moi assez tard (vrai) directement (faux) et j'ai bien dormi jusqu'à neuf heures (faux aussi). Mais entre lui et moi les choses sont assez claires, je crois, on est fidèle et je ne l'ai pas trompé (pour le moment). Ne ris pas idiote, je t'assure qu'il ne s'est rien passé. La promenade, parlons-en de la promenade. Non, je ne sais pas par où nous sommes passés avant que, bien plus tard, presque au matin, nous nous saluions, en pleine lumière, devant la porte cochère de mon immeuble. Nous avons flâné longtemps, nous éloignant progressivement du centre-ville. Les rues semblaient désertes hormis quelques promeneurs de chien et les rares voitures que nous avons croisées semblaient rouler sans bruit. Il est possible que j'ai bu, deux ou  trois bières, mais ça n'explique pas tout. Il me reste de cette nuit un sentiment de glissement mais pas comme une chute, plutôt comme quand enfant nous nous amusions à dévaler les caniveaux gelés, les cheveux flottant, les joues rouges, je me souviens du contact des gants de laine rêche tricotés par ma grand-mère qui humides prenaient un odeur si particulière, mais je m'égare. Mais non, que vas-tu chercher, je n'essaie pas de te semer, tu es seule et bien assez grande pour te perdre. Ecoute…

Comment ça tu n'entends rien. Ecoute mieux, c'est mon cœur. Ne trouves-tu pas qu'il bât un peu vite ? Laisse mon téléphone, ne regarde pas ! Le petit ‘ding' c'est encore un texto… je regarderai plus tard. Tu as raison, on ne peut pas toujours remettre à plus tard mais il faut qu'un instant je réfléchisse, je m'encourage… Mais si, si je veux je peux dire m'encourage pour moi-même car toi tu essaies de me dissuader et pour défendre ma liberté il n'y a que moi. Je m'interroge… Juste, es-tu plus bête que jalouse ou plus jalouse que bête ? Reviens, je dis ça pour rire et si je ne le dis pas à toi avec qui pourrais-je parler, heu, à cœur ouvert.

Justement ouvert c'est ce qui t'embête, mais comment faire?

Non, je ne connais que son prénom. A moins qu'un de ces prénoms soit un patronyme, mais non ! Tu recommences ? Pas un pseudonyme ! 

A tes questions continues je ne peux pas répondre sans énumération alors écoute bien, deux points — elle accompagne ses paroles d'un geste signifiant deux points bien énergiques. Pour ouvrir l'énumération avant chaque entrée elle dessine un trait horizontal à une vitesse telle que ce pourrait être des flèches. 

Cuisinier ou ingénieur

Piano ou Allumettes

Hirondelles ou amourettes

Boutique ou bureau

Cuisine et artichauts (artichauts c'est pour la rime)

Demain ou à bientôt…

Pour des rires et pour des pleurs

Compliqué de rimer avec ingénieur

Je manque d'assurance, de conviction ? Tu veux dire que tu n'es pas convaincue, et tu as raison. Il est ou l'un ou l'autre je n'ai pas retenu il a parlé de tout et chaque mot s'est inscrit comme on écrit un poème. Merci pour le compliment, du Prévert ce n'est pas rien ! Mais oui, il habite en ville, mais non, je ne sais pas où… D'accord je vais le lire ce texto, zut, c'est un message de Jacques, j'aurais pas dû l'ouvrir il va savoir que je l'ai lu et attendre que je lui réponde, mais… C'est ça, tu trouves toujours le mot juste, je n'ai pas envie. Tu crois que je vais faire quoi ? Mais non, arrête sinon je vais encore dire que tu es bête. Quelle idée aussi il a eu de faire des études de théologie… Aussi bien il va rentrer d'Allemagne avec des chaussettes dans ses sandales et se laisser pousser la barbe comme un vrai pasteur. Imagine le tableau de notre couple, un calviniste et une écervelée. 

Oui, j'ai décidé d'être écervelée. Oui c'est vrai, ça ne se décide pas unilatéralement mais regarde-moi, je vois à ton sourire que tu es d'accord avec moi. Mon père disait « Admirez ma fofolle-écervelée-rigolote-et-brillante ! ». Un jour, il a dit ça à mon professeur de piano, tu aurais dû voir la stupéfaction de cette vieille bique. Après cela, à chaque cours elle me demandait des nouvelles de mon père avec comme des lumières dans les yeux.

« Bip ». Maintenant c'est lui ! Mais enfin, tu n'écoutes rien ? Joseph-Léopold. Non tu n'en sauras pas plus. Non, ce soir je dois travailler je ne peux pas venir chez toi. Mais non, je ne raconte pas de craque, je dois rendre mon dossier de stage lundi après-midi et je ne l'ai pas encore commencé. Samedi non plus je ne suis pas libre. N'insiste pas ! Dimanche je vais déjeuner chez mon père. Bécasse ! Pourquoi je le mettrais au courant et de quoi d'ailleurs puisque comme je te l'assure, je te le répète, je le jure, il ne s'est rien passé. Ah bien sûr, d'ici à dimanche midi le temps est long. On s'appelle ?

Attends encore un peu… J'ai oublié de te dire qu'il a une veste de velours. Ah, je l'avais déjà dit ? Alors ce doit être important non ? Tu as raison, ça ne peut pas être déterminant mais ça influe. Mais cesse donc de me reprendre sur ma façon de m'exprimer. Promis, je t'appelle… dimanche soir. 


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