J'ai tourné la page, il n'y avait rien derrière

Thierry Kagan

Je vous la fais bref : ça raconte la vie sans intérêt d'un écrivain nul, un ras des pâquerettes.

Et là, j'arrive en bas d’une page de droite, au moment où le type embrasse sa gonzesse et un autre s'amène par derrière avec une pelle à tarte.

Je peux me douter pour la suite : l’agresseur visera la colonne et l’autre, ça lui pend au nez de se faire ramoner la mœlle.

Evident, trop simple.

Mais moi, je veux qu’on me surprenne !

Avant de continuer, quand même, petite précision : je suis écrivain.

Petite incision (c’est de l’humour) : je souffre de ce qu'on appelle les affres de la création.

Une façon un peu arrangée de dire que... que quelqu'un fait le boulot pour moi.

Il écrit EXACTEMENT ce que j’aurais écrit à sa place.

Et il paraît même que je suis un bon.

Un peu, oui : c'est moi qui l'ai choisi !

Lui et pas un autre, parce qu’il n’a pas de fierté.

Parce que la fierté, pour moi, c’est vital.

Sans, je deviens orgueilleux, hautain, méprisant. Et quand on est méprisant - logique - on n'échappe pas à la condescendance.

La condescendance : je / ne / su / pporte / pas !

Donc, c’est lui qui gratte, c’est moi qui signe.

Je reviens au type avec sa pelle à tarte et à l'autre qui embrasse.

Je soulève la page… la maintiens sur la tranche… et zyeute par derrière.

Non !

La page suivante est blanche !

Celle d’après, aussi.

Et tout le reste, pareil.

Mon nègre m'a fait la nique ! Il n'a pas terminé l'histoire.

Je suis non pas noir - mauvais calembour - mais vert de rage.

Même vert-noir.

Imaginez un peu : je dois porter, demain, le manuscrit à l’éditeur !

J’oubliais.

Précision, cette fois, sur le contexte du texte : l’éditeur, c'est ma femme. Et en comité de lecture, ses envolées, ses claques et ses couperets, je pourrais vous en pondre au moins dix lignes.

Tout seul, sans nègre ni péridurale.

Pile là, au moment où je mets le point à la phrase d’avant, ma femme entre dans la chambre où je lisais mon manuscrit.

Dominatrice - donc l'air de rien – elle me tire du lit.

S’ensuit une feinte de sourire et elle m’embrasse.

C’est louche !

Ce qui se passe ressemble à la dernière page que je viens de lire.

En plus, ma femme, elle a un goût que je ne lui connais pas. Un peu métallique. Vous savez, comme si elle avait léché l’étalon chromé d’une Ford Mustang (vraiment pas naturel, ce baiser).

Et si… et si mon substitut avait laissé la fin de mon livre en blanc pour que, en vivant la scène, d’une certaine façon, je lui écrive la suite ?

Alors, nerveusement, je me défais de ma femme, fais mine de ne pas regarder derrière (d’ailleurs, je n’y vois rien), je saisis la pelle à tarte (celle sur ma table de nuit, pour nous défendre, au cas où on serait attaqués en plein sommeil) et je l'embrasse, cette pelle.

Je me la roule, même.

Sous l'aisselle (vous riez, mais essayez, un peu, de vous rouler une pelle sous l'aisselle).

Il ne s’y attendait pas, à celle-là, hein ! celui qui doit être derrière pour me suriner comme un cheese cake.

Ma femme hausse les épaules, ne me calcule pas bien longtemps et va s’enfermer dans la salle de bains.

Je me retourne et… y a personne.

L’assaillant, il a eu le temps de sortir sans un bruit de la garde-robe, de la refermer et d’aller se planquer.

Sûr.

Mais je ne vois vraiment pas où (la chambre est ultraminimaliste).

Je me ferais des idées, alors ?

C’est vrai que là, il n’y a que moi et le sac de ma femme, sur le lit.

Tiens ! une enveloppe qui dépasse.

Une grande kraft, ouverte.

Et je reconnais, dessus... l’écriture de mon nègre !!!

Non !

L’enfoiré ! 

Il m’a court-circuité. Il veut les honneurs à ma place !

Il aurait envoyé le manuscrit entier en son nom à lui, directement à ma femme ?

Ma femme ressort de la salle de bains en se brossant les dents.

Elle me bafouille, la bouche pleine de menthe, qu’elle a reçu une lettre d’un inconnu.

Sans blague !

Avec un godemichet à l’intérieur (ça serait donc ça le goût métallique).

Et un petit mot : « Il est temps que (l'histoire de) ton mari ’'se termine’’».

«Alors ? », que je lui dis.

« Eh bien regarde derrière qui vient dîner ce soir », me répond-t-elle.

Je vous laisse imaginer car j’ai à peine le temps de finir ce récit.

Juste celui de me rendre compte que la pelle à tarte a disparu de mon aisselle… 

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