Je crois qu'elle ne savait pas aimer.

austylonoir

Je crois qu'elle ne savait pas aimer. Qu'elle ne le savait plus. Que les hommes la laissaient indifférente, parce que dans sa tête, elle avait des idéaux, et que les idéaux, un jour où l'autre ça finit par se casser la gueule en bas des escaliers.


Dans la fraction d'oeil où je l'avais saisie, j'avais tout compris d'elle. C'était une romantique, une sale romantique. Avec des yeux pétillants et des traits juvéniles, mais déjà sous les paupières, les cernes naissantes de ceux que la vie a très tôt fait grandir, tantôt avec l'élégance de la belle éducation, tantôt avec la rébellion contre les normes du milieu.


À force de jouer un rôle, elle avait pourtant fini par devenir ce qu'elle prétendait opposer. Elle était devenue cette fille intéressée par la rubrique culture des grands quotidiens, lectrice de la poésie de Verlaine, regardant à l'occasion celle de Rubens et voyageant l'hiver à Chicago pour entendre le blues des vieux hommes noirs aux cheveux gris. L'apparence en somme, mais au fond, quel vide.


Et moi tu vois, je devinais au détail la mécanique de son cœur et je pouvais la toucher à ses points les plus faibles. Je savais qu'elle aimait les aventuriers, les rêveurs un peu fous, les hommes en fait qui l'invitait à vivre le risque et voyager le voyage. Et je savais aussi qu'il suffirait d'évoquer les veillées dans les grands parcs naturels, un bord de falaise en amont de la forêt, un soleil embrasé enfoncé dans la mer, pour que ses joues prennent la teinte rouge du bel embarras.


Je le pouvais.


Mais ce n'était pas moi.


Ce qui a toujours séduit chez moi – j'avais fini par le comprendre – c'étaient ma gêne et ma fuite dès l'instant où, précisément, je percevais de la séduction. Et je trouvais aussi de cela en elle. Qu'approchée, elle fuyait. Qu'abordée de front, elle donnait le dos.


Et qu'étaient les hommes qui aspiraient à elle? De pâles figures en défaut d'intelligence, toujours freinés à la superficie de son cœur, où plus rien n'entrait depuis des années. Aussi y avait-elle renoncé et peut-être faisait-elle bien.


Dans ses rêves, il était question de randonnées dans le Mont-Blanc et de la brume des matins. De cours d'eau descendus à bord d'étroits canoës, d'herbe courte mouvante au souffle des vents. Ou parfois de l'Amérique des premiers colons, les caravanes absurdes où se mêlaient les royalistes, les ouvriers écossais et les évadés de prison. Une époque où l'Ouest et l'inconnu étaient encore synonymes.


Elle ne savait plus aimer, et qu'aurait-elle à aimer ces hommes dont la parole disait l'insignifiance du quotidien, la routine répétée, et le plat réalisme du XXIe siècle? Et toute pleine de rêverie, elle répétait l'erreur de tout les romantiques, croyant que le voyage et l'ennui sont pour toujours ennemis. Lorsqu'en réalité, au bout de la terre comme au bout de chaque chose, l'excitation finit toujours par retomber, et que tout est maudit, lorsqu'on a les yeux fermés sur l'essentiel.


Je voulais le lui dire, mais comme souvent, j'y renonçais.

  • Excusez-moi mais c'est plus fort que moi. Je trouve votre plume sublime.

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    voda

  • J'adore ton écriture, vraiment !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    parismrs

    • J'ai une mauvaise tendance à disparaître! Avec un peu de retard merci beaucoup. En fait je crois qu'on tourne un peu autour du même univers, avec une écriture centrée sur l'émotion et proche de l'oralité. Et aussi beaucoup de visuel.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Très beau texte. Mais heureusement, il y en a qui ne renoncent pas. Et réapprennent à ouvrir les yeux sur l'essentiel .

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Tout est question de définir l'essentiel alors : )

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Renoncer à suivre l'essentiel c'est s'interdire d'embarquer pour le grand voyage de l'amour

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • Déclara le grand sage abouti du haut des aspérités brumeuses de quelque sommet népalais :D

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Il est magnifique votre texte ! à force de rêver on désaprend à aimer !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • C'est une belle phrase, ça m'oblige à réfléchir là-dessus :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Très beau texte, bravo fort très évocateur

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Christophe Paris

    • Merci! Je prends ça avec bcp de considération venant de toi

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Superbe !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • Il y a des légions, comme ça, d'êtres qui attendent d'être réveillés en croyant à des choses insgnifiantes. D'êtres qui comprennent vaguement sans s'attarder sur ce qu'ils ne parviennent pas à définir. Des légions qui ne savent plus bien aimer, jusqu'à ce que. Et puis on ne renonce pas, pas vraiment. On se tait pour mieux témoigner. Merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • C'est tellement bien exprimé, vraiment, merci.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

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