Je t'ai toujours aimée

petisaintleu

Il y a deux semaines, ma femme est morte. Il va falloir que je pense à  aller faire les courses. Ce n'est pas  que je n'ai pas eu le courage ou le temps. C'est toujours moi qui les faisais.  Mais c'est Jacqueline qui les rangeait avec un soin minutieux dans les placards. Elle les déballait pour les disposer dans des boîtes dédiées aux pâtes, au riz ou aux lentilles. C'est pour cela que je ne suis pas retourné au supermarché et que je mange avec parcimonie. Dans ces boîtes alignées avec soin il y a encore un peu d'elle. Je me dis que le jour où je devrai les remplir, c'est un peu de son esprit qui disparaîtra.

Pour les vêtements, elle avait tout repassé la veille de son accident. Je porte toujours le même jean et je n'ai changé que deux fois de polo. La pièce garde ainsi l'odeur de la lavande dont elle aspergeait jusqu'à mes slips. Ça me rappelle notre dernier été dans l'arrière-pays niçois.

Il n'y a guère que les toilettes et la salle de bain que je récure avec maniaquerie. Par respect pour elle qui ne supportait pas le moindre dérapage sur la cuvette ou de mousse à  raser dans le lavabo. Quand j'enfile ses gants de ménage, je ferme les yeux. Je ressens ses mains sur mes poignets qui les enserraient lorsqu'elle avait quelque chose d'important à  me dire. Elle plongeait ses yeux dans les miens.

Il pleut depuis sa disparition. S'il faisait beau, le petit chien-baromètre qui traîne sur la cheminée prendrait la même teinte que ses pupilles bleu-azur.

Le téléphone sonne environ cinq fois par jour. Je ne décroche pas. Elle n'avait pour ainsi dire pas d'amis. Elle me disait avec un accent qui avait conservé de son Berry natal que ma présence lui suffisait. Ça ne m'intéresse pas d'entendre les mêmes discours compassionnels. Ça ne la fera pas revenir.

Les averses n'ont pas que des inconvénients. Après le déjeuner, je vais me promener  dans les bois derrière la maison. Alors que je baissais les yeux, j'ai  reconnu l'empreinte de ses bottes au carrefour, là  où un chêne tricentenaire se dresse. Hier encore, il y a quinze jours déjà, elle m'interrogeait, toujours avec la même rengaine : Dis-moi, si dans deux cents ans nous vivons encore, tu m'aimeras encore comme au premier jour ? Comme à  mon habitude, je grognais, trop pudique pour lui répondre. Désormais, je m'agenouille et je pleure. Oui, Jacqueline, je t'ai toujours adorée.

En rentrant, je m'affale sur le canapé pour une sieste. J'arrive à  m'endormir rapidement. C'est toujours ça de pris pour tromper la solitude qu'égrène le tic-tac de la comtoise.

A l'instant précis où débutent Des chiffres et des lettres, j'allume la télévision ; le magnétoscope aussi, cadeau que nous nous étions offerts pour nos vingt ans de mariage. J'insère la cassette pour la retrouver. Ella avait gagné cinq fois. La sixième, rougissante, elle s'était fait coiffer sur le poteau. Elle avait passé son tour, n'osant pas sortir son sept lettres, sodomie. Il faut dire qu'elle ne s'était jamais remise que notre fils unique lui avoue son attirance pour les hommes. Aux dernières nouvelles, il est dans le bush en Australie pour chercher de l'or. J'ai laissé un courriel, sans réponse. Je préfère imaginer que ce soit lié à  un problème de connexion.

Le soir, c'est là  que c'est le  que c'est le plus dur, de se coucher dans les draps glacés. J'ai trouvé une parade. J'ai aspergé l'édredon de son parfum et je me colle en chien de fusil contre lui. Il faut croire qu'Opium porte bien son nom. Sa petite robe aux motifs psychédéliques n'y est sans doute pas étrangère. Je chavire dans des rêves qui nous ramènent à  nos dix-huit ans. Je cligne des yeux. Le soleil m'éblouit, tout comme elle lorsqu'elle se déshabilla pour m'offrir la blancheur de ses seins lourds.

Jacqueline, combien de nuits au contact de ton ersatz devrai-je encore subir ? À mon dernier bilan de santé, le médecin m'a dit que j'avais une santé d'acier. Quand je descends au garage qui me sert d'atelier, je fixe la poutre. Serait-elle assez solide pour supporter le poids de mon chagrin ? Puis je me dis que ce serait idiot. Si la vie éternelle existe, je brûlerais en enfer sans l'espoir de te retrouver au paradis.

Alors, c'est décidé. Demain, je me reprends en main. J'ai toujours voulu écrire. Je profiterai des soldes pour m'acheter un bureau chez Conforama. Tu ressusciteras d'entre les lignes.

  • Très bon créateur d'atmosphère ! Bravo ! Excellent texte également

    · Il y a presque 6 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

  • Léonard Cohen a écrit ça à son amour de toujours, Marianne: «Marianne, le temps où nous sommes si vieux et où nos corps s'effondrent est venu, et je pense que je vais te suivre très bientôt. Sache que je suis si près derrière toi que si tu tends la main, je pense que tu pourras atteindre la mienne. Tu sais que je t'ai toujours aimée pour ta beauté et ta sagesse, je n'ai pas besoin d'en dire plus à ce sujet car tu sais déjà tout cela. Maintenant, je veux seulement te souhaiter un très bon voyage. Adieu, ma vieille amie. Mon amour éternel, nous nous reverrons".
    Merci d'avoir partagé votre amour.

    · Il y a environ 6 ans ·
    00

    gone

  • jacqueline est encore à mes côtés et elle adore toujours la lavande, donc elle existe, je vais lui dire, merci ;)

    · Il y a environ 6 ans ·
    Mycjq3xv

    Christian

  • jacqueline est encore à mes côtés et elle adore toujours la lavande, donc elle existe, je vais lui dire, merci ;)

    · Il y a environ 6 ans ·
    Mycjq3xv

    Christian

  • C est très beau

    · Il y a environ 6 ans ·
    110 f 36716650 xenkavv6slkrmgb7skhvnqjgd670qb5n

    parismrs

  • C’est trop beau et trop triste pour ne pas en plaisanter. La mienne aussi était très forte aux « Les griffes et les dettes » !

    · Il y a environ 6 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

  • Emotion, talent ! Un texte magnifique !!!

    · Il y a environ 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

  • Je te reconnais bien là avec ta sensibilité ... le sujet est traité avec de si belles émotions et ta belle écriture, bravo à toi

    · Il y a environ 6 ans ·
    W

    marielesmots

  • C'est un très bon texte!

    · Il y a environ 6 ans ·
    Coucou plage 300

    aile68

  • Emouvant, si bien écrit , j ai adoré

    · Il y a environ 6 ans ·
    59419611 604456453389903 2244380854681862144 n

    ventvert

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