Key West Mojito Contest ( 3 )
riatto
" Buk..? Buk..?
Aucune réaction.
J'attrape un seau. Un seau d'eau posé par terre, près d'une éponge au coin du ring.
_ Buk ? "
Buk en écrase, les bras en croix, allongé raide sur le dos.
La chaise emportée par la chute est restée collée à son cul, si bien qu'il pionce les jambes en l'air. Assis, mais à l'horizontal.
Rapidement la cave se vide. Toute la faune des exotiques disparaît dans les murs, se faufile dans des portes invisibles. Les rires et les cris s'éloignent, je lève le seau qui pèse une tonne.
Je m'apprête à tout renverser, quand la main sèche brune et ridée attrape mon bras et le retient.
La fumée s'est dissipée, la voix perdue au bout du bras s'habille d'un visage et d'un regard. Deux yeux émeraude qui pétillent, deux bijoux sur un parchemin, et qui me fixent sans rien dire, mais dans les yeux on lit très bien.
" A ta place je ferais pas ça... Petit."
Peut-être bien que le petit n'y était pas, mais le type était tellement vieux ! Et puis les yeux sont repartis, la main a lâché mon bras, et le vieux bonhomme a disparu.
Assis sur le bord du ring, Buk me regarde de travers. Il jette un drôle de coup d'oeil au seau et me demande en se grattant :
" Tu comptes faire quoi avec ce truc ? "
A mon tour je regarde le seau, plein à ras bord et qui dégueule. Environ vingt-cinq litres d'une mélasse plutôt épaisse. En surface des mégots de cigares flottent sur un mélange de crachats, de gerbe, de restes de Mojitos. A l'odeur qui me prend d'un coup, quelqu'un a sûrement pissé dedans, et pas que ça.
Doucement, je repose le seau.
Buk se relève comme il peut, en s'accrochant aux filets de pêche. Il grogne un peu pour lui tout seul, de sa voix étrangement claire. Une voix de machine à écrire - le chant d'une presse rotative, d'une imprimerie... Une voix couleur d'encre, qui coule sur mon costume tout neuf :
" T'es qui toi ?
Je me prépare à répondre mais il enchaîne, du gauche et par en- dessous :
_ T'as l'air d'une fiotte... Et ce costard nom d'un chien ! Mais où t'as trouvé ça ? Putain j'ai vraiment pas de veine..."
Ca y est il est debout. Plus exactement, ses deux pieds touchent le sol. Pour ce qui est de rester vertical, c'est une autre histoire.
Il éructe, tousse et se mouche dans ses doigts avant de me tendre une patte en me fixant :
" Moi c'est Buk, qu'il me fait. T'as une caisse ?
_ Ben... je secoue la tête,
_ Ha ! J'en étais sûr ! Une saleté de touriste ! Et d'où est-ce que tu réchappes, mon grand ? "
Il a dit mon grand et ça ne loupe pas. Ca me fait comme à chaque fois qu'on me dit mon grand, et ça depuis que je suis tout petit. Une sensation désagréable au ventre, un mélange de gêne, d'humiliation, de crainte, de honte vague, d'agacement, de nausée, de colère et enfin d'envie de meurtre. En réalité, je n'aime pas trop qu'on m'appelle comme ça.
(Je suis certain qu'il le sait, que c'est pour ça qu'il l'a fait.)
" De Paris... De France quoi.
_ Et merde... Bon d'accord, Paris, c'est pas pire qu'ailleurs. Mais t'es quand même pas venu à pied que je sache ?
_ Ben non j'explique, j'ai pris le car...
_ Oh bordel ! J'ai horreur de ça..."
Il retrouve un peu d'équilibre, en essuyant ses mains mouillées sur mes épaules. Et sans prévenir le voilà qui hurle :
" On me fera jamais re-grimper dans un des ces foutus machins tu m'entends ? JAMAIS ! Les cars c'est pour les cons, les doryphores de ton espèce ! Faut toujours qu'y ait un crétin pour avoir envie de pisser ou de vomir, on n'avance pas... Tiens ! La dernière fois, je demande à descendre pour aller aux chiottes, on s'arrête... Le temps de refaire le plein à l'épicerie, de tailler le bout de gras avec une poupée tout comme j'aime, ce putain de car avait foutu le camp ! "
Dans son haleine, un peu de menthe oui, mais surtout un tas d'autres trucs. Je respire une fois sur deux, sans interrompre. J'aimerais pouvoir ouvrir une fenêtre...
D'un geste sûr il remonte son froc. Un pantalon à carreaux marron sous une chemisette vert-pomme, et fonce d'un coup vers l'escalier :
" Bon, ça fait rien, on prendra la mienne, viens ! "
J'en mène pas large mais j'enfile le train, sans protester. J'ai le sentiment que là où nous sommes, mes mots sont tristement inutiles.
On retraverse toute la baraque, le grand couloir et le hall, il galope du perron dans le jardin, je le rattrape devant la grille du parc.
" Ah les cons, c'est fermé ! Bon. Quelle heure il est ? "
Je regarde ma montre.
" Sept heures et quelque...
Je relève la tête. Il a commencé l'escalade.
Cette façon qu'il a de soulever sa viande, sans effort, c'est pas croyable ! Ca y est il est de l'autre côté, il me lance du trottoir :
_ Alors ? Tu te magnes !? "
Je grimpe en essayant de faire gaffe à ne pas déchirer mon costard. Le lin c'est bien, sauf que ça froisse.
Sur le parking du phare, il zigzague entre les touristes, mais personne n'y prête attention. Il se plante devant un coupé et braille dans ma direction :
" Hey ! C'est celle-là ! T'arrives ou quoi... Qu'est-ce que tu fous ?
Pas de doute c'est bien à lui. Une poubelle sur quatre roues, couleur benne-à-ordure et caramel. En moins pratique, sans les poignées et sans couvercle, la grande classe.
_ Tu sais conduire au moins, fiston ? Parce que moi, faut que je me refasse une beauté... "
J'attrape le volant et je démarre.
Rien que trois lettres sur le tableau de bord : R.P.D. Je tire le levier vers le bas. Reverse. Première marche-arrière : magnifique.
Tout va bien ! On quitte le parking dans un bruit de tôle défoncée. Je pousse le levier vers le haut. Drive. Nous voilà partis !
Derrière nous un nuage gris-bleu d'huile brûlée et de skaï trop cuit.
***
Ensuite, on ne s'est arrêté que trois fois.
Sur le premier pont, pour pisser. J'avais pas vraiment envie, mais lui y tenait apparemment - une horreur de faire ça tout seul.
Alors je l'ai accompagné. On est resté là côte à côte un sacré long moment quand même. Je me suis demandé si derrière nous, dans les cars qui défilaient, les gens nous prenaient en photo. Et puis je me
suis laissé aller, profitant du soleil tout rose, au sommet d'un pont en ciment, à pisser dans les caraïbes.
Un peu après, un autre pont.
La chaussée était rétrécie, plus qu'une seule voie à cet endroit, mais ça ne l'a pas empêché de hurler :
" Arrête-toi là ! Faut que je chie ! "
Cette fois je l'ai laissé faire seul, et il en a mis un temps !
J'ai regardé Buk sur le trottoir, se soulager sous les klaxons - il m'a expliqué que ça l'aidait. On est reparti plus légers.
Dans le rétro je n'ai même pas pu voir la fin de l'embouteillage, dommage.
Enfin, on s'est arrêté là.
Pigeon Key n'est pas une île. Juste un banc de sable avec deux arbres, sur lequel on a planté quatre énormes pylônes de béton. Au-dessus la route s'étire sur un pont de plus de dix kilomètres.
Dans le coffre j'ai trouvé la glacière, et deux chaises pliantes en plastique. Plus de menthe, j'ai arraché une touffe d'herbe jaune qui poussait pas loin sur le sable.
J'ai laissé Buk préparer, je ne tenais pas vraiment à savoir ce qu'il mettrait dans les gobelets. On a trinqué et j'ai souri, tellement heureux que c'en était trop, heureux qu'il m'ait appelé fiston !
Après on est resté assis - d'ailleurs on y est toujours !
Dans le ciel enflammé de couleurs, des couleurs qu'on n'a pas ici, je vous jure. Sous un pont planté dans la mer.
Un pont si long à traverser qu'à un moment, si on regarde bien, non seulement on n'en voit pas la fin, mais on a beau se retourner, on n'aperçoit même plus le début.
***
j'espère que le road movie continue ... les Keys du Paradis ne sont plus très loingues ... il faudra juste penser à faire le plein de rhum
· Il y a plus de 11 ans ·woody
@Saul T. River : je ne gagne jamais. c'est un principe.
· Il y a plus de 11 ans ·riatto
À votre place, j'aurais misé ma piécette sur Hemingway, mais ce n'est qu'une question de goût :)
· Il y a plus de 11 ans ·saul-t-river
super je me laisse porter par ce somptueux récit !!!
· Il y a plus de 11 ans ·franek
... Et tu as raison Fuko, ( et je m'y emploie ! )
· Il y a plus de 11 ans ·Bon alors, un aut' Mojito pour Yvette ( il pleut, mais c'est pas pour autant qu'on n'a pas soif, ah mais ! )
et Lyse, tu peux te permettre, te gêne pas c'est open bar...
riatto
... du marc levy qu'on déverse comme des montagnes d'ordures, c'est normal ! Mais ce qui est amusant, c'est qu'aux premières places des ventes, entre levy et musso, maintenant on trouve jean teulé ...
· Il y a plus de 11 ans ·Laurent, je te parle littérature, je te parle de construire un récit qui nous emporte !
fuko-san
Ah! Il faut trouver de la menthe pour le Mojito, je bois à ta santé, que tu puisse rentrer enfin, car tu est encore là-bas, non? Mais ça c'est une autre histoire!
· Il y a plus de 11 ans ·Yvette Dujardin
Magnifique...j'y suis. Que t'es bon ! j'me répète surement mais il est bon de dire et re-dire les choses parfois. T'es bon, fiston ! j'me permets, hein !! t'm'en veux pas?
· Il y a plus de 11 ans ·lyselotte
Merci Chris, Elsa ( pour la recette du Mojito, je te fais confiance, quand le rhum déborde, stop )
· Il y a plus de 11 ans ·Merci Fuko, ton encouragement ressemble à des réponses d'éditeurs... Des romans ! Des romans ! Les gens veulent des romans, et après on se retrouve avec des camions de marc lévy qu'on déverse comme des montagnes d'ordure dans les relais H et avec ça le prix des trains augmente à cause de l'angoisse que c'est devenu d'entrer dans une gare pour se faire agresser à coup sûr par une première de couverture pastel.
Mais dans le fond oui, tu as raison :-)
riatto
Aaah, ce voyage dans les Keys ... comme on voudrait ne jamais se réveiller ! Merci Laurent. Mais on insiste, on veut une suite, un début et une fin, une vraie histoire. Please, please do.
· Il y a plus de 11 ans ·fuko-san
Qui c'est le patron? Buk, bien sûr... RPD... Excellente fin! tiens je vais me préparer un Mojito ce soir pour fêter ce très bon texte, fiston! CDC... pour la peine.
· Il y a plus de 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Une chronique décidément aussi exotique qu'hilarante !
· Il y a plus de 11 ans ·Chris Toffans