La chute de bulle en bulle.

junon

Quand il est entré dans la pièce, elle a fermé les yeux. D’un coup, comme on ferme un rideau de fer le soir sur une vitrine, elle a clos ses paupières, serrées, pour ne pas laisser filtrer une seule image de plus.

Elle a senti le choc au-dedans de son ventre, concret comme un coup de poing, violent, brutal, totalement imprévu… Non, elle n’était pas préparée à ça, pas prête du tout à affronter une telle émotion. Alors elle a commencé de ruser avec elle-même, essayé de se rassurer, tenté de passer des marchés :

« Si je ne bouge pas, il va s’en aller… Non, encore mieux, si je garde les yeux fermés suffisamment longtemps, son image même va s’effacer, et ce sera comme s’il n’avait pas existé, j’oublierai même jusqu’à son souvenir. Je dois avoir l’air conne comme ça, mais tant pis, que les autres pensent ce qu’ils veulent, moi, je ne bougerai pas. Du reste, je ne peux pas bouger, j’ai l’impression que si je tente de déplacer le poids de mon corps ne serait-ce que d’un millimètre, je m’écroulerai comme un château de carte branlant et mal bâti. C’est ça en fait. Je dois être mal bâtie. C’est exactement ça, un défaut de construction, à un moment donné, quelqu’un a laissé passer une pièce défectueuse, et personne ne s’en est aperçu jusqu’à aujourd’hui. Mais cette fois, pourtant, c’est sûr. Si je bouge, je tombe, si j’ouvre les yeux, je vais me craqueler du dedans, me fissurer, et partir en pièces détachées… Il y aura des petits bouts de moi qui vont rouler sans bruit sur la moquette, se répandre aux quatre coins de la pièce, et peut-être que personne ne s’en rendra compte. Je disparaitrai en mille petits morceaux sans que quiconque s’en aperçoive… Eparpillée en débris inconsistants, dissoute dans la plus totale indifférence. Ce serait le parfait point final à mon existence. Remarque, ce serait une solution, comme ça, je serais sûre de ne pas avoir mal… Je ne veux plus avoir mal, ça non plus je ne crois pas que je pourrais le supporter. Je ne veux plus sentir un sorcier noir jouer au vaudou avec mes entrailles, les explorer cruellement avant de les déchiqueter minutieusement. Ma chair est devenue trop fragile, trop fragiles mes muscles et mes tendons, trop faibles mes poumons pour aspirer assez d’air, trop serrées mes artères pour que pulse le sang rouge et épais, trop molles mes jambes pour me porter encore, trop faible mon esprit pour calmer les battements de mon cœur et lui imposer une cadence supportable. Alors disparaitre… me diluer dans l’instant et me perdre à jamais… »

Autour d’elle, le brouhaha des conversations s’est éteint progressivement, étouffé par le grondement du sang au fond de ses oreilles. Elle n’a plus conscience que du mur froid et dur contre sa colonne vertébrale, seul appui qui lui permette encore de ne pas s’écrouler, dernier rempart à la chute sans fin qui la guette, comme un prédateur tapi à l’affut. Elle aspire l’air par saccades, chaque inspiration la déchire, chaque souffle d’air qui passe résulte d’un combat silencieux.           

Inspiration, expiration, et encore, et encore… Un battement de cœur après l’autre cadence le temps qui coule, douloureusement, temps suspendu découpé en infinité de secondes, espace hors du monde ou renait le dialogue intérieur.

« Il a du partir, c’est obligé… j’ai l’impression que ça fait des heures que je suis là, à ne pas bouger, les yeux fermés. Personne ne me regarde, je suis sûre, je suis peut-être réellement devenue invisible, transparente, aussi inconsistante que de l’eau. De l’eau tiède, douce. Je me suis diluée, je suis devenue eau moi-même. Ou alors je flotte, je suis dans une bulle, comme dans le ventre de ma mère, dans l’eau qui me bercerait, me porterait sans que je ne pèse plus rien… J’ai écarté mes membres, et je fais l’étoile de mer, comme quand j’étais petite à la piscine. Le grand soleil chauffe mon visage, je ne souris plus que pour moi, mon corps ne pèse plus rien, il bouge doucement au gré des clapotis, les bruits se sont estompés, noyés, l’eau recouvre parfois mes oreilles, grimpe joueuse jusqu’à mes lèvres, les caresse, repars, je souris encore plus. Je flotte entre deux mondes, entre deux envies, entre hier et demain, entre bonheur et insondable tristesse, entre moi et les autres, entre mon corps qui s’échappe et mon esprit qui le rattrape au tournant, entre la joie et la peur, entre l’appétit de vivre et la terreur de souffrir, entre toi qui est là et moi qui rêve de m’enfuir, entre ce que je suis et ce que je voudrais être, entre tous ces possibles que je repousse du plat de la main et que j’éloigne de moi, comme j’ai éloigné l’idée même de ton image. Parce que ta seule existence est une souffrance. En une seconde, j’ai su. Tu existes, tu es, vrai, vivant, et moi je ne pourrais jamais qu’effleurer du bout des doigts ta réalité, me tiédir à ton regard, et plonger dans un gouffre lorsqu’il se détournera.  Alors j’ai préféré fermer mes yeux, et partir au-dedans de moi pour ne surtout pas te rencontrer, pour ne pas te donner le poids de la vie, pour faire de toi un rêve qui s’éloigne, et s’estompe, et perd ses contours avec la distance qui grandit. En espérant par là même échapper à la douleur de te perdre sans même t’avoir jamais eu… Car qui s’intéresserait à un édifice bâti de guingois, et si fragile… « 

 - Mademoiselle, vous allez bien …. ?

Elle a soulevé ses paupières, brusquement happée par la réalité, et pris en pleine face le vert de ses yeux, son sourire un peu biscornu, inquiet et intrigué à la fois, ses lèvres qui sourient, d’un petit sourire de travers, émouvant comme une caresse.

Il est là devant elle, il la regarde, il lui sourit, il lui parle…

- Je suis désolé de vous déranger mais… C’est très bizarre, vous étiez là, toute seule, les yeux fermés. Vous aviez l’air de porter toute la tristesse du monde, et une seconde après vous avez souri… Et j’ai pensé que je n’avais jamais rien vu de tel que ce sourire-là.

La bulle tiède a envahi le monde, plus rien ne compte, tant pis pour la souffrance, elle plonge.

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