la disparition de Personne

mirellehdb

La  disparition de Personne

J'ai fermé la porte derrière moi. Comme je le fais habituellement tous les soirs à 20H30.

Mais aujourd'hui c'est la dernière fois.

Restriction budgétaire, merci d'avoir travailler chez nous pendant toutes ces années, vous signez en bas de la page, vous prenez votre chèque et bien le bonjour chez vous.

Je suis réduite au silence juridique par une  somme  relativement confortable, un pansement pour la conscience des patrons, encore faut-il en avoir une.

Alors je me paie du bon temps, des voyages, des achats inutiles et superficiels, une  sorte de friandises de luxe pour apaiser un malaise qui s’installe. 

Je commence à tenir un journal du temps qui passe sans le sacro saint « métro-boulot-dodo ».

2ème jour

Vive la liberté, ne plus se lever pour aller faire un boulot qui m’a toujours royalement fatiguée dans les 2 sens du terme. Allez, je reste sous la couette encore un moment et pense très fort à ceux qui sont bloqués dans le métro entre deux stations le nez coincé sous des aisselles puantes. De toute façon il pleut.

3ème jour

Je n’ai pas vu passer la journée d’hier. J’ai fini par me lever à l’heure où la plupart quittent leur poste et se jettent à nouveau dans les transports en commun pour rentrer, la mine encore plus triste et les traits tirés, que le matin même. Je sors boire un verre avec des ex collègues qui sont dans le même cas que moi. Nous avons bu un demi-smic en beuglant des horreurs contre ces « salauds d'exploiteurs qui profitent de la crise pour faire encore plus de profit ». Ca fait du bien.

Je suis rentrée au radar, en vélib et en rigolant comme un nourrisson qui découvre ses mains pour la  première fois.

4ème jour

Passons sur ma cuite d’hier soir. Monumentale. Ce genre de biture qui vous fait jurer vos grands dieux que « plus jamais je ne boirai une goutte d’alcool de toute ma vie ». Ben voyons !

5, 6, 7, 8, 9,10… 23ème jour

Le temps passe si vite lorsque l’on ne fait rien. C’est indécent. Je me ballade à la redécouverte de cette ville que j’aime tant et qui est beaucoup plus agréable en touriste. Je n’ai pas envie de chercher un nouveau travail. De toute façon on me propose la même chose avec un salaire plus bas. Je ne vois pas l’intérêt. En plus je suis suivie par une société de remise à niveau, comme si j’étais un pneu qui fallait regonfler ! La gentille dame en face de moi me pose plein de questions, je dois faire des tests, dire ce que j’ai envie de faire, où je me vois dans un an, dans 4 ans dans 10 ans… mais qui se projette  aussi loin ? Je suis coupée de la vie « normale » donc aussi de mes amis qui ont tous un travail, pas le temps de boire un verre car il y a une réunion de dernière minute, un enfant malade qu’il faut aller chercher, une semaine d’enfer, bref ils sont overbookés.

25ème jour

Je ne réponds plus aux messages de mes anciens collègues. J’ai vraiment envie de tourner cette page de ma vie. Je veux un nouveau départ. Je continue de remplir des questionnaires de plus en plus débiles pour cette société payée par mon ancien employeur « pour nous accompagner dans le douloureux processus du PSE ».

PSE= Plan de Sauvegarde de l’Emploi 

qui en réalité est

PSE= Plan pour la Surabondance  des Exploiteurs

30ème jour

Je fais deux heures de ballades quotidiennes, je me remplis les poumons de cette pollution particulière des grandes villes. Il y a plein de choses qui commencent à perdre leur goût et leur odeur. Je ne saurais expliquer pourquoi.

31ème jour

Je ne supporte plus que l’on me bouscule dans les escalators du métro, comme si je n’existais pas. Lorsque je fais la queue dans un magasin, plein de gens me passent devant. Je suis obligée de me mettre sur la points des pieds, de me racler la gorger et de  prendre une grosse voix et de lancer ma demande telle une tirade de Shakespeare.

-       Ah Mademoiselle je ne vous avais pas vue. Vous allez bien, on ne vous voit plus ces derniers jours venir chercher votre ficelle quotidienne. Me dit la boulangère.

Alors que hier encore je faisais la même demande.

33ème jour

En me lavant le visage ce matin, je m’aperçois que mon teint est troublé. Je fais grise mine ou plutôt ma peau est grise, on dirait du papier mâché. Pendant que je petit déjeune devant les informations, je renverse ma tasse de thé en voulant la prendre par l’anse. J’ai eu cette bizarre impression que ma main passait au travers.

43ème jour

Je sors de ce rendez-vous super énervée. J’ai attendu dans le hall 1h30 ! Je n’en reviens même pas. J’arrive avec 15mn d’avance, comme à mon habitude, je m’annonce,   l’hôtesse d’accueil me regarde comme si c’était la première fois qu’elle me voyait alors que je viens ici deux fois par semaine ! Passons. Je m’installe dans l’une de ces chaises assez confortables pour attendre 10 mn, mais franchement désagréable pour y être oubliée  pendant 1h30 !  Je regarde ma montre pendant les premières 20 minutes puis je sors mon livre  très passionnant,  du coup je ne vois pas le temps passer. C’est lorsque ma vessie me rappelle à son bon souvenir que je regarde l’horloge et que je me rends compte qu’il est bientôt l’heure du déjeuner. Je retourne voir l’hôtesse qui de nouveau me regarde comme si elle ne m’avait jamais vue. Ok, je sais qu’il y a beaucoup de passage, mais c’est abusé quand même. Elle vérifie son agenda, me cherche et me demande :

-       Vous êtes Mademoiselle Strange ?

-       Non.

-       Vous aviez rendez-vous à quelle heure, me demande l’hôtesse alors que c’est la première chose que je lui ai dit lorsque je suis arrivée « bonjour, mon nom est Personne et j’ai rendez-vous à 11h ». Je ne vois pas votre nom. Vous êtes sûre que votre rendez-vous était aujourd’hui ?

-       Mais bien sûr voyons !

Sur ce, je m’en vais en essayant de claquer la porte en verre qui malheureusement est équipée d’un groom pour la retenir.

50ème jour

Depuis une semaine je ne reçois plus d’appel. Je laisse pourtant des messages sur les répondeurs de mes connaissances, mais personne ne retourne mes appels. Je me sens de plus en plus seule. Je me fais de plus en plus bousculée dans la rue. Je sais bien que les gens manquent terriblement de sens civique, mais là c’est différent, personne ne semble me voir. Du coup,  j’ai arrêté de m’excuser lorsque  l’on me rentre dedans, car cela  arrive chaque fois que je mets un pied dehors. Pourtant je suis quelqu’un que l’on remarque d’habitude. Mes cheveux noirs presque bleus si longs qu’ils me caressent  le creux des reins. Mes yeux d’un vert émeraude m’ont toujours valu beaucoup de compliments et de sourires engageants. Mais aujourd’hui plus rien. Plus de clins d’œil aguicheurs, de remarques coquines. Je passe inaperçue dans le regard des autres. C’est difficile à vivre, j’ai l’impression d’être comme ces sans abris à qui l’on jette une pièce en détourant la tête, par habitude et sans considération.

56ème jour

J’ai croisé mon voisin du dessus qui m’a demandé si j’étais nouvelle dans l’immeuble. Il ne m’a pas reconnue.

 

63ème jour

J’en ai marre…

69ème jour

… d’être seule

 

70ème jour

Je n’arrive pas à sortir de ce tunnel où la lumière décline petit à petit.

 

76ème jour

J’ai recroisé mon voisin. Son regard sur moi m’a traversé comme si j’étais devenue invisible. Comme si je n’existais plus.

89ème jour

J’erre dans cette ville où personne ne fait attention à moi. Je passe des heures à me regarder dans le miroir de la salle de bain. Je suis plus pâle de jour en jour.

 

100ème jour

 Je n’arrive plus à sortir un son de ma bouche. Je ne peux plus  ouvrir la porte de mon appartement, je n’ai plus prise sur les objets. Les jours disparaissent sans que je sache où ils vont. J’oublie même parfois de respirer. Il faut que je me concentre et lorsque je suis au bord de l’évanouissement, je me souviens qu’il faut que j'inhale.

103ème jour

Je ne mange plus je n’ai plus jamais faim.

 

113ème jour

J’ai vu un avis de recherche me concernant. Ma famille et mes amis, devant les caméras des journalistes, se sont finalement rendus compte que je n’étais plus visible. Une enquête est en cours.

 

115ème jour

Des policiers accompagnés de mon frère sont venu chez moi, ils n’ont rien trouvé, pas un mot pour expliquer ma disparition.

123ème jour

On a rendu mon appartement. Un jeune étudiant s’y est installé. Parfois il se réveille en sursaut à 3h du matin. Il regarde dans ma direction comme s’il me voyait. Je n’ai pas  envie quitter les lieux, je ne veux pas aller ailleurs que chez moi. De toute façon je ne peux plus ouvrir la porte.

133ème jour

Je suis Personne

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