La rupture

Elsa Saint Hilaire

La rupture

Anne avait fini par me convaincre. Elle m’attendait là-bas.

J’avais laissé ma voiture au parking, pris un billet de train pour Dijon avec un changement pour Montbard. A l’heure où l’homme dépasse sans moufter le mur du son, l’escapade ferroviaire m’avait parue a priori aussi incongrue qu’accommoder du foie gras avec du topinambour. Encore que.... Mais ma douce était passée experte dans l’art de me faire avaler non seulement des tubercules au passé douloureux mais aussi des couleuvres encore bien vivantes.  En raison de son tempérament aussi docile que celui d’un pitbull, je fuyais la moindre escarmouche, restais sourd à son amour de la provocation. Une balade de trois jours en automne à la découverte des crus de l’Auxois valait bien la peine d’y sacrifier quelques kopecks et d’endurer sans broncher les mortelles attentes sur les quais de gare pour voir s’épanouir enfin un sourire sur son tendre visage, divinement planté sur un long cou de femme-girafe. Après m’avoir vanté, au téléphone, la décoration exquise de la chambre d’hôtes qu’elle avait dénichée sur internet, mon Ipad avait été inondé de photos de l’ancien presbytère, où se nichait notre futur nid de turpitudes sensuelles, demeure jadis enfouie sous les images pieuses et aujourd’hui « designée », selon elle, par des gens au goût parfait. S’en était suivi, un long mail où elle m’assurait avoir trouvé enfin le lieu idéal où terminer les derniers chapitres du roman qu’elle avait entrepris d’écrire depuis qu’elle avait compris que l’on pouvait être publié sur la toile, sans subir l’affront d’une lettre de refus d’une major de l’édition. Le message se concluait sur une description précise, pointue, magistralement détaillée des troubles perturbants, liés à une légère infection intestinale qu’elle venait de contracter. Dans son infinie délicatesse, elle avait omis de joindre au mail les photos qui auraient pu l’illustrer. Une pensée précieuse dont je remercie encore Dieu dans mes prières vespérales, de la lui avoir inspirée.

Le panneau de la gare de Lyon venait d’annoncer une demi-heure de retard. Là, où certains commençaient à râler et à couvrir les agents de l’administration de noms variés d’oiseaux, je sentis poindre en moi une vague de satisfaction mielleuse. C’était juste le temps qu’il me fallait pour choisir un polar à la librairie de la gare et pour déguster vite fait au zinc une mousse bien fraiche. A la devanture du buraliste, mon œil fut attiré tour à tour par un livre ceint d’un bandeau rouge, symbole du prix Goncourt, puis par le sticker noir et jaune du prix du polar SNCF.  Anne, sans l’ombre d’un doute, eut préféré que je lui offre le Gallimard. À bourse bien garnie, rien d’impossible. La solution brillait d’évidence : paquet cadeau pour elle et thriller compulsivement parcouru au gré de cette brève transhumance vers les plateaux d’argile et le long d’un chemin musardant au pied des vignes, pour moi. Accoudé au bar, je relisais pour la énième fois la quatrième de couverture du livre de poche : une châtelaine anglaise, ancienne maîtresse de l’un de ses domestiques, scieur de long de son état, avait été exhumée de son cercueil pour des analyses ADN. Le tout, à la demande de sa fille Suzan qui doutait de sa filiation ainsi que de la mort naturelle de sa mère. Au moment où la police scientifique allait dévoiler les résultats et classer l’affaire, la jeune femme avait été retrouvée allongée sur les marches de l’abbaye de Westminster, énuclée, un couteau planté entre les omoplates, la robe inondée d’un flot poisseux à la nuance purpurine. Quant à l’amant… il s’était fait la malle…

C’en était trop ou du moins pas assez. Une table au fond du bar m’invitait à en apprendre d’avantage. Après tout, il me restait dix bonnes minutes. Dès la première page, je fus accroché. Lorsque je découvris le fin mot de l’histoire, la mienne, ou du moins celle qui me liait encore à ma fiancée prit fin.

Un laconique message sur le répondeur de mon portable m’apprit que ma tendre et douce ne supportait pas qu’on lui pose un lapin.

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