La tartine de confiture

Frédérique Panassac

Alice vient d’attraper la varicelle. Sa plus grande déception c’est de devoir être absente à la composition d’anglais qu’elle a si bien révisée. Les maths, elle a horreur de ça ! Pentagone, hexagone, heptagone, octogone, à quoi tout ça peut-il bien servir ? Elle se fiche bien de garder toute sa vie les lacunes que lui reproche son professeur. Elle a déjà fait des confidences à sa grand-mère pendant ce repos forcé. Elle lui a dit que le mois dernier sa tartine du goûter était tombée du côté de la confiture et qu’elle avait dû la manger quand même. C’était sa confiture préférée, la gelée de groseilles. Exceptionnellement ce jour-là elle n’avait pas hérité des trois carrés de chocolat rituels (trois, pas un de plus !) à manger avec un morceau de baguette croustillante. Pourquoi cette exception, Alice ne s’en souvient déjà plus. Tout ce qu’elle sait, c’est que le quatrième carré interdit est devenu un de ses rêves les plus secrets : si elle pouvait le subtiliser sans que personne ne s’en aperçût, sa journée en serait illuminée. Alice profite de la présence de sa grand-mère pour se faire plaindre un peu. Ce n’est pas très original, il suffit d’une oreille attentive pour que revienne l’ardeur. Alice se sent beaucoup mieux ! Le parfum de la tarte aux pommes promet une guérison rapide, un succulent retour au goût, après le bouillon de légumes. Dans l’appartement d’à côté un peintre en bâtiment siffle « Un jardin extraordinaire ». Cette œuvre doit lui donner du cœur à l’ouvrage car bientôt on l’entend traîner l’échafaudage pour le déplacer. Mais Alice s’est mise à pleurer en racontant à sa grand-mère la dernière trouvaille des médecins pour lui pourrir la vie : une paire d’horribles chaussures orthopédiques (« Tiens-toi droite, Alice ! »), qui, après avoir coûté une somme indécente à ses parents, étaient la risée de ses camarades. Il n’y a pas si longtemps ces mêmes médecins avaient prescrit un séjour de trois mois dans un home d’enfants, à la montagne, pour soigner une anémie. Comme si l’huile de foie de morue ingurgitée tous les soirs ne suffisait pas ! Au moins là-bas, les animateurs avaient oublié de lui administrer cette potion. Mais Alice, que les moqueries des autres enfants commençaient à agacer fortement, avait piqué une grosse colère et mordu une autre fillette à l’épaule. La trace des dents sur la chair, malgré l’épaisseur du tissu, avait horrifié les animateurs. Le soir même elle se réfugiait dans un livre. L’extinction des feux à neuf heures n’allait tout de même pas l’arrêter ! A la lueur d’une pile électrique elle pouvait s’imaginer contemporaine de Roland de Roncevaux sonnant de l’olifant. Quand elle s’endormait, elle rêvait d’histoires policières : un testament ouvert, une veuve désespérée et acculée à la ruine. Elle avait lu en cachette le roman noir que son grand-père était en train d’écrire et cela lui donnait des cauchemars. Elle rêvait qu’on lapidait le chat et qu’on lui coupait la tête. Maintenant Alice, qui a réveillé sa grand-mère par ses cris, doit tout lui avouer. Une bonne fois pour toutes elle lui promet de ne pas recommencer à lire en cachette. Jusqu’à la prochaine fois !

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