L'amour étalé

Souriante, Elodie observa l'agréable tablée pour la grande soirée à fêter. D'abord son fiancé. C'est comme ça qu'elle l'appelait, cet homme plus jeune qu'elle, qui  s'était très bien introduit dans son lit et dans sa vie au quotidien. L'évidence même que ce fiancé-là était à garder précieusement puisque le grand amour avait vu le jour. Après bien des détours auparavant, dans un tableau de chasse qui résolument, n'intéressait plus la jolie femme de 38 ans, Elodie cherchait la stabilité et l'avait trouvée. Leur histoire durait depuis 2 ans. Quant au fiancé, s'il n'avait peu pratiqué de folles aventures sentimentales, très jeune, il avait su constituer une véritable bibliothèque qui lui avait enseigné toute la connaissance et les techniques de l'amour avec du sexe. Ainsi face à cet homme érudit, Elodie était comblée.

Puis, autour de la table, ses yeux se sont dirigés vers le cousin du fiancé. Lui également avait été comblé par celui-ci. En effet, à l'époque de leur adolescence, les deux garçons s'étaient beaucoup confiés. Très vite, le fiancé lui avait fait découvrir d'abord Gainsbourg et bien sûr lui avait transmis toute sa culture indispensable pour ainsi assurer au mieux la gente féminine. Estimes et hautes considérations trônaient dans leur réelle amitié. Pour ce cousin, le fiancé avait très vite revêtu le titre de mentor. Ce bel ami complice lui avait ouvert si grand l'esprit et la braguette que les acnés pourtant insistants avaient tous foutu le camp en même temps. Dans la foulée, le cousin, doté cependant de quelques tendances romanesques, tomba amoureux fou d'une belle jeune fille à la chevelure flamboyante. Elle avait pris tellement de place dans son cœur qu'après une cour assidue, il finit par la chevaucher mais celle-là, en douceur. Heureusement, car Rosabella était vierge. Plus tard, toujours amoureux, ils se marièrent. Leur bonheur perdurant faisait plaisir à voir. Comme ce soir !

Elodie se sentait bien ici avec eux. L'amour ainsi étalé, flottait dans ses pensées. La joie de se retrouver de nouveau ensemble était profonde.  

L'été dernier, ils avaient passé quelques jours réunis. Elle avait aimé les rencontrer, ce couple charmant et bienveillant. Des bons vivants avec un grand sens pour la réception et la convivialité. Des assiettes toujours finement préparées, des vins anciens délicieusement parfumés. Les femmes se souriaient, tranquilles. Les hommes parlaient peu. L'ambiance était reposante. Les chaises longues s'étiraient. Le fiancé venait de faire découvrir l'univers livresque de Philippe Djian au cousin. Celui-ci avait offert à Elodie « Alcools » d'Apollinaire et « Soie » d'Alessandro Baricco. Quant à Rosabella, seul le monde de la science-fiction pouvait l'absorber. Le soir, la voyageuse des étoiles partait toujours se coucher la première. Puis, à son tour, Elodie, aérienne et rieuse, laissait les hommes déguster un dernier verre autour des flammes restantes du feu. Refaire le monde entre deux, en écoutant l'histoire de Melody Nelson.  

Elodie se sentait vraiment bien ici avec eux. L'amour ainsi étalé flottait toujours dans ses pensées. Ce soir, c'était la fête.    

Après un festin d'huîtres et autres raffinements, l'envie l'a prise de sortir pour fumer une cigarette. Derrière la porte-fenêtre du salon, debout dans sa longue robe dorée, moulée, elle ne songeait plus à rien. Elle avait à peine trop bu. Comme les autres aussi. Elle regardait les étoiles. La dernière nuit de l'année brillait. L'air se soulevait comme une invitation au bercement.          

C'est alors que la voix de Rosabella l'a tirée de sa sérénité. La jolie crinière rousse s'exclamait : "Chéri, tu avais pourtant juré que tu ne fumerais plus." La porte-fenêtre s'était ouverte puis refermée doucement. Le cousin, un peu mal rasé, au nœud défait sur sa chemise blanche, est apparu, une cigarette cousue à la main. Le silence s'est sensiblement alourdi. La lune diffusait sa vapeur pâle. Elodie a frissonné. Puis, le cousin s'est avancé d'un pas vers elle qui dériva, pas très à son aise. Il s'est encore approché de plus en plus, en aspirant longuement une bouffée de sa clope pour la rejeter d'un trait sur le décolleté de l'amie qui n'avait pas bougé, figée. La fumée se dispersait lentement autour d'eux. Ses narines sentirent la carrure de cet homme qu'elle ne semblait plus reconnaître, qui s'imposait, sûr de lui, puis son odeur, son souffle si près, si près, puis maintenant sa main qui remontait doucement sur sa cuisse… Confuse, troublée, Elodie virevolta pour attraper comme une bouée, la poignée de la porte fenêtre et se faufila en titubant dans la pièce tamisée. Elle crut déceler une lueur étrange dans les yeux de son fiancé devant Rosabella qui levait les siens très bleus, au plafond du salon.

« Je te jure, ton cousin, il a voulu m'sauter, là, debout, comme ça, d'un coup, oui là tout près de toi, tout près de Rosabella. Mais c'est dingue ça ! C'est dégueulasse. Oui, je sais, je ne devrais pas te dire ça mais tant pis, il faut que tu le saches. Je peux pas garder ça pour moi. C'est pas cool ! Putain, j'ai une de ces migraines. Oulala, l'année commence très mal. »

Tellement dégoûtée, Elodie s'était lâchée, auprès son fiancé, le matin, dans la salle de bains. Il l'a regardée, avec cette même petite lueur repérée la veille. Puis, calmement, il a dit :

« Et alors ? C'est mon ami, mon véritable et seul ami. Et LUI, il peut faire tout ce qu'il veut.  Jamais je ne lui en voudrais pour quoi que ce soit.  Car il a TOUS les droits ! »

Elodie s'est sentie mal ici avec eux. L'amour ainsi étalé, ne flottait plus dans ses pensées. L'amour chutait en vol plané. Le mal de tête empirait, occupé à prendre l'espace.