L'amour, l'ombre, le sang

thib

Photographie Jean Hervoche.

J'avais tué l'amour. Plusieurs fois. Avec des mots, avec du silence et des gestes que je n'habitais plus. Il y avait de longs jours que les mains n'avaient plus de joie à se toucher. C'est comme ça. C'est l'hiver. Les saisons d'homme. Les saisons du sang. Mais ça ne voudra jamais dire qu'il n'y a pas eu plus. Derrière l'écran du présent, c'est le spectacle d'hier. Et c'est hier qui féconde aujourd'hui. Non, un je ne t'aime plus ne veut pas dire je ne t'aime pas. Ne voudra jamais dire je ne t'ai pas aimée.  

                Mais moi j'avais tué l'amour. Plusieurs fois. Je n'en voulais pas de son amour. Il était comme celui d'une mère. Il vous prenait et vous retirait du monde. Ne vous permettait plus que d'y apparaître ponctuellement. D'être une virgule. C'était un appartement duquel elle fermait la porte. La nuit restait sur le seuil. Je ne t'aime plus. C'est un de ces drames chauds derrière les paupières où on s'assied. C'est le niveau d'eau qui monte dans la poitrine, lentement. Et tous les soleils qu'on voudrait respirer qui se noient. Un drame qui ne se montre pas. Sous la peau, lentement, dans les organes, au bout des nerfs, il fait son office sans briller. Sans éclat. On ne le voit chez l'autre que lorsqu'il est trop tard. Combien de drames chauds nous sont cachés ? Combien de tragédies passent chaque jour devant nous sans se donner à voir, sans autre chose que la brume, la pluie, les cheveux raides pour témoigner ?

                Le drame est quotidien. Je ne t'aime plus. Moi j'avais tué l'amour. Plusieurs fois. Et au milieu de quelque chose, on se réveille. D'un coup, la peau ne suffit plus à retenir la respiration. D'un coup, les murs palpitent, les pièces sont trop petites. Mais ça ne veut pas dire que ça a toujours été comme ça. Il y a eu avant. Et on sait tous ce qu'est l'avant. On l'a vécu cent fois. Et c'était toujours nouveau. C'était toujours quelque chose qui s'ouvre, qui se gonfle, toujours une force immuable qui dansait dans cet endroit du trouble où naît le rire. Les lieux tendres du ventre, les fourmillements, la chaleur du temps qui accouche. Le mien s'était tu. Je m'étais réveillé chaque matin avec un peu moins de fracas. Il s'était levé tous les jours avec un peu moins de voix. On n'y peut rien. On y peut tout, peut-être, mais c'est comme ça. Et ça ne change rien.

                C'est son amour que j'avais tué. Plusieurs fois. Et quand on tue un amour quelque part, on tue tous les amours partout. On tue tous les hommes dans toutes les directions. On abolit. On meurt. Il y avait eu son poids, son exigence. C'était bien trop. C'était un point de silence à la fin de chaque mot que murmurait le vent. C'était ce qui faisait basculer la lumière, le soir, dans les larmes qui fuient par la gorge. C'était l'empreinte de ses doigts sur le poignet, quand je voulais sentir la pluie. C'était son ombre dans mon sang quand je voulais crier, quand je voulais gémir. C'était la serrure de la porte. Les volets aux fenêtres pour devenir sourd. C'était les blessures imparfaites, incurables du départ, et la défaite du retour.                

                Et si elle aimait mal c'est que je ne l'aimais plus. Rien que la maladresse de ceux qui comprennent mais refusent d'accepter. Qui ont peur. C'était l'amour de sa peur et c'était moi qui l'effrayais. C'étaient mes gestes creux, c'était mes yeux ailleurs, c'était mon souffle tout petit contre elle et la chaleur qui se dérobait. Oui j'ai tué son amour ! Et plusieurs fois ! Nous valions mieux. Nous valons mieux que la peine, que l'angoisse du lendemain. Aucun être humain n'est fait pour ça. Nous sommes faits d'un avenir plus puissant. D'une chair plus profonde. Le ciel a des racines en nous et nos veines sont plantées dans la terre. Nous ne sommes pas faits pour l'anesthésie. Pour l'inconscience. L'isolement. Je ne soupçonnais pas ce qu'on ressent à quitter quelqu'un qui nous aime. Je ne soupçonnais pas la poitrine défoncée, le désespoir, et la douleur, toute la vaste douleur qui ne bouge pas, je ne soupçonnais rien. Je nous voulais juste libres. Je ne soupçonnais pas qu'on peut tuer l'amour. Et ça prend plus que des forces pour deux. Ça prend toutes les forces qu'on a. Ça prend tout.

                J'avais tué l'amour et il fallait remplacer l'avenir qui s'y était attaché. Fabriquer d'autres possibles. Faire confiance à des promesses neuves. Il fallait retrouver cet écho que nous renvoie le monde quand on s'y sent vivant. Et j'avoue que je n'ai pas su comment m'y prendre. Je n'ai pas compris. Je n'ai même pas voulu. J'étais prêt à ce que la mort me tonde la laine sur le dos jusqu'à la fin. J'avais honte. Honte de ce que j'avais fait avec ce dont l'humanité m'avait pourvu. Une honte énorme. Un mépris. Un dégoût. Je me vomissais en dedans sans lever les yeux. Je refusais la nuit, je refusais le jour. Je les laissais bien en dehors de moi. Loin, comme ça. Histoire que ça ne touche pas, que ça ne touche rien. J'avais tué. Encore. Et encore. Parce qu'on est toujours trop lâche pour commettre un génocide en une seule fois.

                Et puis il y a eu ce jour de marché. Des poteries partout. De l'ombre. J'acceptais l'ombre, encore, mais je ne buvais rien d'autre. On peut parfois être au milieu des bruits sans qu'ils viennent jusqu'à nous. Des gens. Des gens comme des poteries, des gens de glaise, des gens de boue, des gens de terre. On ne savait rien les uns des autres et j'évitais le soleil. Mais c'était jour de marché. Je m'avançais sans savoir. Occupé à vomir encore, ou bien avec juste ce dégoût qui jouait du violon avec ma glotte. Je ne sais pas comment j'ai redressé la tête. Je ne sais pas pourquoi. On ne sait jamais vraiment pourquoi, on sait comment. Juste avant l'hébétude.

                J'avais redressée la tête comme on fait quand quelque chose qui va très vite va nous percuter. C'étaient mes yeux qui l'avaient redressée. C'était mon souffle. C'était Zoé. Elle ne m'avait pas regardé. Ne m'avait même pas vu sans doute. Mais le soleil se reflétait sur son visage. Il éclatait en neige folle autour de ses yeux tendres, riait en embrassant sa bouche épaisse, tremblait de chaque côté de son nez. Il battait des ailes dans ses cheveux. Et elle était au milieu de l'ombre, comme ça, avec toute cette clarté inconsciente qui se brisait comme sur la mer. Con. J'avais à peine  plus que de la cire à la place des jambes. Elle faisait danser l'ombre. Elle faisait chanter, comme ça, un tas de trucs autour d'elle et l'ombre dansait alors qu'elle paraissait s'ennuyer. En plus. Mais on ne s'ennuie jamais vraiment quand on a du volcan dans les yeux, du soleil dans les cheveux et une bouche pour que le sang prenne la température de l'air.

                Moi, j'avais tout un tas de larmes pour la remercier. La remercier de quoi au juste ? La vie. La vie toujours. Pour la lumière qui avait forcé le passage. Parce que j'avais un début de trouble qui riait et que je sentais que ça avait été trop long. Oh pas grand-chose. Mais c'était là quand même. Pour parler de ce qui se gonfle, de ce qui va jaillir, de ce qui est déjà là. J'avais des larmes et des mains et des yeux tout neufs, mais plus beaucoup de mots, d'un coup. Tout était ébloui. J'étais tellement ébloui quand je lui ai demandé son numéro que j'ai rougi. Peut être parce qu'en dégainant l'instrument j'avais fait tomber une petite figurine de terre cuite. Peut être parce que c'était ma manière de dire merci sans mots. Je ne l'ai jamais rappelée. Nous n'avions pas besoin. Mais je la remercie souvent. Je la remercie encore. Je la remercierai longtemps.

  • Moi aussi j'ai fait le voyage des émotions à travers ton texte, depuis l'enfermement premier jusqu'à cette brèche qui semble s'ouvrir dans le ciel, fragile, comme la poterie écrasée. C'est fort parce que c'est vulnérable. Et universel parce que réellement particulier.

    · Il y a environ 9 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

  • Je ne sais pas si j'ai reçu ce que tu voulais donner. Je sais que j'ai lu tes mots qui ont quelque chose d'organique, une vie qui fait qu'on veut vite avancer d'un mot à l'autre, tout en percevant le volcan qui sourd en filigrane et va nous atteindre à un moment donné, c'est sûr. Ce que je sais c'est qu'une fois lu, j'ai, comme beaucoup d'autres, eu envie de dire merci. Pour ce flot vivant et sincère, pour ces mots bien sentis, pour cet allègement que j'ai ressenti, pour me sentir plus vivante, d'avoir suivi le cours de ton écriture vivace, d'avoir pu participer comme lectrice à ce doux remue-ménage entre ciel et terre.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Je ne sais pas non plus, mais j'ignore ce que j'ai voulu donner, si ce n'est moi-même -et une forme de participation à la joie, peut être. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que la lecture ne nous offre que l'occasion de ressentir ce qu'il y a déjà en nous. Et que le volcan est tout autant chez moi que chez toi. Ce n'est sans doute pas clair. Je veux dire, merci, pour avoir fait un peu plus que lire. Pour avoir compris.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • Une plume qui fait vibrer ! merci

    · Il y a plus de 9 ans ·
    W

    marielesmots

    • Content que tu aies vibré Marie. C'est bien plus grand que de faire trembler. Merci.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • C'est sacrément beau. Oui, sacrément, comme du sacré. Une écriture qui jaillit des profondeurs, qui touche le plus profond de l'être en rejoignant l'universel. Je suis bluffée. Merci.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    120x140 image01 droides 92

    bleuterre

    • Eh ben... je ne sais pas quoi dire. Je suis vraiment vraiment touché. Merci beaucoup.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • ça fait deux ou trois fois que je lis en réponse de compliments "juste que je ne suis pas à l'aise" ... mais va falloir t'y habituer thib, parce que t'es sacrément bon dans ce que tu fais, t'as le don d'éblouir tout le monde comme un volcan qui vomit tout ce qu'il a en dedans, et tu sais comme c'est beau.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • Ben oui mais qu'est ce que tu veux. J'ai l'impression qu'il y en a d'autres qui les mériteraient, ou qui les voudraient, ou qui en auraient besoin.
      Moi, je vais. Les compliments me touchent, mais tu sais il me suffit d'écrire. Et de temps en temps, de savoir que quelqu'un a su prendre. A travers les mots, je veux dire. Ce que moi j'essaie de donner. Alors j'avoue je m'y fais pas. Paraît que c'est aussi parce que je suis trop exigeant avec moi même. Mais ça, j'y crois pas trop. Je dis que je sais ce que je vaux.
      Merci encore. Vraiment. Mais je peux pas promettre de m'y habituer. Je vais essayer de laisser couler, déjà.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • C'est mon tour d'être éblouie Thib. Ton texte prend aux tripes, il est ... Ben voilà, tu me coupes encore la chique ! ;)

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Encore ? il ne faudrait pas que ça devienne une habitude. Je vais finir par regretter, moi, étant donné que le plus important, c'est ce qu'il donne, le texte. Au moins je sais qu'une partie de ce que je voulais lui faire dire est dit. Merci Carouille. Encore, toujours.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

  • je l'ai lu plusieurs fois tu sais. Et il m'a serré le cœur. Et j'ai senti où c'était prisonnier, où ça avait besoin. je t'ai senti tout entier. Et puis, ce réveil, ce début de trouble. On n'est jamais mort on est endolori on se réveille toujours. Ca vient de dehors chercher ce qu'il y a dedans, qui attend sans savoir qu'il attend. libre et de sang. Merci pour tout ça tu sais.

    · Il y a plus de 9 ans ·
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    ellis

    • C'est toi qu'il faut remercier. Je propose d'ailleurs d'établir un service de reconnaissance obligatoire et tu seras bien entendu désignée pour l'inspirer.
      Merci. Tu sais d'où il vient, tu sais pourquoi. Tu sais.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Vie1

      thib

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