Le garçon qui allait ailleurs.

ellis

Le garçon fait du stop. Le long de la route principale en travaux. T-shirt orange et nuque bronzée. Cheveux noirs en bataille. Je passe un peu trop vite, alors je ralentis un peu, le temps de voir son visage et de savoir s'il monte près de moi. Je prends cette route droite qui s'enfonce dans ma famille. Sûre qu'il ne va pas beaucoup plus loin. Sûre que je pourrais le déposer sans mal où il va sans aller plus loin que là où je vais. Mais je passe un peu trop vite et le temps pour lui de tourner la tête, le temps de voir son visage d'enfant et je suis déjà passée. Je m'arrête plus loin à un feu, les yeux dans le rétroviseur. S'il surgit au détour du virage je lui ouvre la porte. Je baisserai un peu la musique et virerai mon sac sur la banquette arrière. Mais il n'arrive jamais. Il est monté dans une autre voiture. Je me dis que c'est dommage. Puis je remonte le son.

 

*

 

2004. Je descends du train et il y a une voix, familière mais pas vraiment, qui me tire de mes pensées. C'est un garçon que je connais depuis toujours, mais que je ne vois jamais plus. Il est grand et fin. Ses cheveux sont aussi noirs et furieux que quand nous avions quatorze ans et que mon cœur ruait en secret lorsqu'il venait chercher mon frère à la maison. Il était déjà grand. Il avait déjà ce regard doux et ailleurs. Il était ailleurs. C'était pile ça. Ailleurs. Là où quelque part je me sentais aussi. Quand nous avions quatorze ans, nous ne nous parlions pas ou si peu. Mais il laissait son empreinte partout et quand il souriait ça dansait quelque chose de naïf et de joyeux dans mon ventre et je savais qu'il dansait avec moi. Mais quand nous avions quatorze ans, mon frère était une raison suffisante à un tacite échange d'impossibilités. Quelque chose de doux qui dit beaucoup, qui dit si seulement, et qui dit, peut-être, quand nous serons plus grands et un peu plus libres aussi.

Il me demande si je vis toujours là où il sait. Je lui dis que oui. Alors, est-ce que je peux le déposer chez lui. Bien sûr. Réflexe, j'ai la moiteur qui me vient avec une pulsation dans le creux des mains. Je tremble à l'intérieur. Je souris juste et quand il est assis près de moi dans la vieille 106 qui sent le tabac, je lui demande ce qu'il devient.

Je ne me souviens plus de ce que nous nous sommes dit. Je sais juste que nous avons parlé de choses fortes. Et inhabituelles. Je l'ai trouvé spécial. Ailleurs ailleurs ailleurs. En moi, il y avait ce quelque chose de ravi de quand on fait une trouvaille. Et ce garçon sur le quai de la gare faisait rayonner un rien de magie au milieu de ce début de printemps.

Je l'ai déposé devant chez lui. Il n'avait pas bougé, lui non plus. Avant de sortir, il m'a souri. Un de ces trucs qui a réveillé la danse de la fille de quatorze ans. Il n'a même pas dit A bientôt. Il a juste dit merci.

Quand je suis rentrée, je me souviens avoir dit à mon frère que ce garçon-là, il ne ressemblait pas aux autres. Qu'il était spécial.

Lui a juste dit qu'il était bizarre. Qu'avec les autres, il ne le voyait plus.

 

 

Trois mois plus tard, mon frère est entré dans ma chambre avec un regard que je ne lui connaissais pas. Il m'a juste dit que le garçon bizarre s'était pendu.

Longtemps ce soir-là, nous avons parlé avec tous les autres garçons que mon frère avait choisi de garder.  Nous nous étions retrouvés près de la maison du garde-forestier, tapis dans l'herbe sèche. Pour nous tous, c'était la première fois. La première expérience que nous avions de la mort. Je me souviens de leurs visages à tous. D'avoir tous voulu les prendre contre moi et leur ôter cette culpabilité stupide de n'avoir pas su voir le garçon bizarre. Et maintenant il était mort. Maintenant, il avait vingt ans et il avait décidé de se pendre à un arbre.

Et moi, moi, j'ai pensé que j'aurais voulu poser ma main sur son visage et lui parler de la danse dans mon ventre. Sûre qu'il aurait compris. Sûre que la chaleur ça lui aurait fait une petite danse à lui aussi.

  • C'est fort. PAs en tant que tour. Il n'y a pas de truc. C'est fort. Je veux dire, ça prend comme un sanglot, comme une respiration qui, un peu éblouie, manque une marche, ça donne envie d'avoir une main à côté de soi à laquelle se raccrocher. Merci.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Vie1

    thib

    • (encore) merci.

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • Terrible et magnifique

    · Il y a presque 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • merci !

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • Dis-moi, es-tu humaine ? Parce qu'une telle beauté et richesse dans l'écriture, c'est pas possible. Cette allégresse qui habite mon esprit quand tu écris... Tu es une belle personne.

    · Il y a presque 9 ans ·
    Lzqka8jl

    poireaux

    • je ne sais pas trop quoi répondre, ça me touche beaucoup beaucoup tu sais. pour que ça touche il faut qu'il y ait autant de lumière et d'humanité dans celui qui reçoit tu sais... donc le compliment te revient un peu ;) Merci en tout cas ;)

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • ouh dur et beau une féminine douceur nostalgique très joli, très puissant merci

    · Il y a presque 9 ans ·
    P 20140419 154141 1 smalllll2

    Christophe Paris

  • Une des rares plumes qui ne m'ennuie pas!

    · Il y a presque 9 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

    • ça c'est un sacré compliment, surtout venant d'une plume comme la tienne. Merci !

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • Voilà, j'ai trouvé, je crois.
    J'adore ton style. C'est ça.
    Ça sonne encore plus joli que ce que j'imagine dans ma tête, avant de me paralyser sur le clavier.
    Bref, j'adore. Tu as le don de me transporter avec juste ce qu'il faut d'impressions, d'émotions, de suggestions.
    Moi, quand je serai grande, je voudrais écrire comme Ellis...

    · Il y a presque 9 ans ·
    Img 0132

    lingenue

    • alors, 1 = merciiii (je suis terriblement gênée et touchée à la fois, mais vraiment) d'autant que 2 = je ne mérite pas tant d'honneur, j'ai vraiment l'impression de livrer quelque chose de simple et de pas très travaillé. merci vraiment beaucoup beaucoup.

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • Pathétiquement beau.

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

  • perfect. no more. congratulations.

    ps: presque plus aucune notif depuis quelques jours... heureusement je suis passé par "chez toi", tu n'étais pas là mais tu avais laissé celui-là... merci.

    · Il y a presque 9 ans ·
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    wic

    • heureuse que tu te sois arrêté ici, comme toujours ;) merci. A lot ;)

      · Il y a presque 9 ans ·
      248407193 78b215b423

      ellis

  • Très beau. Bravo !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Caricature 3

    white-hunter

    • merci beaucoup

      · Il y a presque 9 ans ·
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      ellis

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