LEON

nyckie-alause

Où l'on rencontre les personnages de la photo trouvée dans la malle du cagibi de la précédente histoire…

Léon ne ressemblait guère à son père et si le même prénom lui avait échu ce n'était que par tradition familiale. 

Pour ses neuf ans, ses grands parents, enfin son grand-père — que l'enfant appelait Monsieur malgré les remontrances répétées de grand-mère — lui avait offert une paire de jumelles. Elles étaient lourdes avec leurs bagues de bronze autour des lentilles, la lanière de cuir réglable, les bouchons de caoutchouc à l'odeur amère qui protégeaient les oculaires, la housse de cuir grainé doublé de velours bleu. 

Il aurait dû être heureux du présent mais il se contenta de remercier assez mollement en regardant ses pieds, sentant peser le poids d'une responsabilité qu'il n'avait pas souhaitée. La lanière de cuir entamait déjà son cou, l'étui appuyait comme une indigestion sur son estomac.

Son père, lui, avait mérité ce prénom de Léon. Ses cheveux en crinière auréolaient son visage, lui donnant une allure puissante de fauve que des yeux noisette aux reflets jaunes et des canines d'une blancheur cruelle accentuaient. Et puis, il y avait son rire. 

D'ailleurs, de voir son fils aussi emprunté avec ses jumelles autour du cou, ses pieds en dedans, son regard en dedans, des remerciements qui ont tant de difficulté à lui sortir de la bouche autrement que feutrés, qu'il ne peut se retenir d'éclater de ce rire qui tonne comme un rugissement, l'assortissant d'une claque qui se veut amicale sur l'épaule trop frêle du garçon qui fléchit sur ses genoux maigres presque jusqu'à tomber.

Des larmes lui montent aux yeux, embuant ses lunettes. Il les retient ces larmes, il les retient car aujourd'hui, il a neuf ans. Il souffle discrètement en projetant un peu sa lèvre inférieure, pour sécher ses verres et ses yeux avant que sa mère ne se rende compte de son malaise. Si elle s'aperçoit qu'il est triste, elle ne va pas manquer de se mettre à genoux devant lui pour le serrer dans ses bras et le consoler. Une fois de plus. Mais ce ne serait pas convenable car il a neuf ans et aujourd'hui, justement aujourd'hui, c'est son anniversaire. 

Par fierté, il fait mine de rire, comme son père vient de le faire. Il bloque sa respiration et libère sa gorge pour tenter un rugissement, un feulement, un cri léonin de petit roi de la savane. Même un chat ferait mieux que moi pense le garçon dépité du piètre résultat. Heureusement, les deux petites filles qui donnent chacune une main minuscule à Marguerite, leur mère à tous les trois, éclatent de rire à l'unisson, un rire d'une légèreté cristalline qui cascade jusqu'à étouffer sa tristesse. 

Il pense qu'il est le seul Léon de la famille à échapper aux caractères que chacun revendique : la puissance, la détermination, l'autorité naturelle, la beauté, la prestance, l'intelligence, etc. 

Monsieur, enfin son grand-père Léon, avance dans le monde comme un roi de la jungle, les gens s'écartent sur son passage. Certains, dans le village, ébauche même comme une révérence et les femmes le dévisagent de loin et baissent les yeux quand il s'approche.

Papa, enfin Léon, fils de Léon, marche et traverse la vie comme l'a fait son père mais affichant sur son visage un sourire qui rend les hommes moins distants et les femmes moins timides. C'est un homme « aimable » dit la sœur de Léon.

Et lui, le petit Léon de neuf ans, va de l'un à l'autre d'un pas toujours un peu hésitant, avec tout qui reste coincé en dedans, ses sourires et ses mots, ses gestes et ses envies. Plutôt que d'être Léon, le fils de Léon lui-même fils du Léon qu'on appelle Monsieur, il aurait aimé un autre prénom. « Modeste » ou « Benoît », même « Prudent » aurait fait l'affaire. 

Marguerite est sa mère et son nom lui va bien. Elle est solaire, gaie, vivace et tournoyante. Quand elle court derrière lui, pour jouer, son rire sonne comme la flute du joueur d'Hammerlin, et il ne peut faire rien d'autre que se retourner et courir pour la rejoindre. Et les deux petites qui ressemblent tant à leur mère, comme des pâquerettes imitant la marguerite, tournoient en riant autour de lui essayant de se saisir du cadeau accroché à son cou. Le poids de ses neuf ans s'allège quand, s'installant avec Claire et Lucie, elles sont jumelles, sur le banc qui fait face à l'océan, il sort l'objet de son étui. Celle qui a un ruban bleu passe son index sur le velours avec une certaine volupté tandis que la seconde, ruban jaune défait qui lui frôle le nez, essaie de regarder à travers les jumelles. Léon rit de bon cœur et lui explique, grand frère, qu'il faut d'abord ôter les bouchons. Ce n'est que quand il les aura réglées qu'elle pourra espérer voir le voilier qui vogue à l'horizon comme s'il arrivait à l'entrée du port, c'est ce qu'il lui explique.

Ce qu'il ne lui dit pas c'est que ce qu'il aurait voulu comme cadeau d'anniversaire, c'est un ballon. Un beau ballon de cuir dont les pièces cousues sont de différentes nuances et que ce ballon-là, quand on l'envoie très haut en le faisant tourner sur lui-même, il change de couleur au gré de la lumière, et quand il retombe, il rebondit plusieurs fois en donnant l'impression d'abandonner sa rotondité pour s'ovaliser dans la vitesse de sa trajectoire. 

Claire et Lucie se lassent assez vite de regarder le bateau au loin, et les mouettes, et les goélands, qui tournoient en poussant des cris désagréables. Léon et les fillettes se tournent vers le jardin, la maison et les adultes qui se sont installés sous les arbres. Comme des indiens ou des espions, ils abandonnent le perchoir du banc pour se cacher derrière. Léon dit « C'est moi le chef » en y mettant une sorte de conviction dont il est le premier surpris. Les filles disent « On n'y voit rien » car lui, a quitté ses lunettes et réglé les jumelles à sa vue de myope. Elles pèsent sur ses bras tendus, sur l'arête de son nez, mais le spectacle qu'elles lui offrent est captivant. Monsieur et papa parlent ensemble et sur leurs lèvres, l'enfant lit avec étonnement de l'amour et de la fierté à son égard. Marguerite, sa mère et sa grand-mère — il prend conscience qu'il ne connaît pas son nom de baptême — se tournent vers la cachette des enfants et leur font signe de revenir, qu'il est bientôt l'heure du goûter. D'ailleurs Claire et Lucie qui ont toujours faim réagissent immédiatement à l'injonction muette mais surtout à l'apparition de Marie qui vient de la cuisine un plateau chargé d'orangeade et de biscuits. 

Marie, elle est gentille. C'est la femme de Georges, le frère de Léon fils de Léon. Georges a des lunettes, ne porte pas de veste, juste un chandail rayé sur sa chemise au col ouvert, des sandales de toile. Entre ses mains, une grosse boîte grise qu'il pose par terre à côté de lui avant de s'asseoir. 

L'enfant à l'impression que sur le ventre de Georges, retenu par une sangle autour de son cou, il y a un étui, comme celui qu'il vient de recevoir, un étui de jumelles. Au travers des optiques il observe ses sœurs qui courent maintenant pour rejoindre Marguerite, Léon et les autres. 

Il reste caché. Il restera caché jusqu'à ce que quelqu'un l'appelle, expressément « Léon, Léon! ». 

Les conversations animées sont appuyées de gestes larges et Georges fait fuir les petites quand elles tentent d'ouvrir le paquet posé à ses pieds. PFF!!! comme on chasse des moineaux. 

— Léon, Léon! appelle l'oncle, viens voir ce que j'ai pour toi !


Bien soigneusement, Léon de neuf ans range les jumelles dans leur étui avant de rejoindre sa famille. Marie et Georges donnent la boîte en disant « De notre part, bon anniversaire ». Georges sort l'appareil photo de l'étui pendu à son cou pour capturer le moment où, le petit garçon, se saisissant du ballon coincé dans la boîte le lancera vers le soleil en riant.

  • Je suis époustouflée. Beaucoup de sensibilité dans tes mots, des détails qui font toutes la différence. Des personnages qui sortent de l'écran et une fin touchante qui nous plonge dans la magie de l'enfance. Merci!

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Tête De Plume

    • WOUAH ! Quel commentaire ! Contente que tu aies pris du plaisir à la lecture de texte déjà vieux de quelques mois.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

  • c'est bon quand on les tient ces personnages, hein?! tu les tiens si bien que j'ai cru entendre rire Marguerite ;-)))

    · Il y a environ 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • J'ai l'impression qu'ils t'ont séduite ? Ces personnages, quand ils nous tiennent…

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • Absolument sublime, émerveillée par l'écoulement du texte, la sensibilité extérieure et intérieure, la justesse. bluffée !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Laure cassus 012

    Laure Cassus

    • Et voilà ! Je n'avais pas lu ce commentaire ce qui fait que je te conseillais il y a deux minutes de lire LEON pour conclure l'histoire. Merci pour le coup de cœur,ça m'émeut

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • C'est une belle histoire... j'aime beaucoup merci Kissous

    · Il y a environ 8 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

  • Un texte magnifique, beaucoup de sensibilité, j'adore !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • J'aime bien la danse autour des noms. Y a de la chaleur. Merci beaucoup.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • Pour le commentaire la note et la lecture… un grand merci

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • je l'avais raté celui là !!! et j'aime cette suite !

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Patrick Gonzalez

    • Merci de ton enthousiasme !

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • Il est magnifique ton texte Nyckie !! Très poétique et sensible. Cdc.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci merci merci … et aussi pour le coup de cœur.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

  • C'était bien ces moments, où il y avait encore du cuir sur les choses.. '.On n'y voir rien'...

    · Il y a environ 8 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • merci pour ton commentaire et surtout pour ta soigneuse relecture. J'ai horreur de laisser des fautes.

      · Il y a environ 8 ans ·
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      nyckie-alause

    • Oui, je sais bien ! Mais dans ce cas là, c'était juste une mauvaise frappe :-)

      · Il y a environ 8 ans ·
      Philippe effect betty

      effect

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