Les bungalows

polluxlesiak

L'homme la pousse brutalement contre le mur. Se presse contre elle. La bloque.

Elle entend son souffle.

Elle ne pense plus.

S'abstrait.

Et les images surgissent – violentes.

Elle a neuf ans.

Elle l'a appréhendé pendant des mois, et voilà qu'elle y est : en colo. Elle sait bien, très bien, inutile de le lui répéter, que tous les enfants adorent les colonies de vacances, que c'est l'occasion de se faire des amis, qu'elle s'amusera, qu'elle y gagnera en autonomie.

Elle n'a aucun besoin d'autonomie. Elle n'est même pas sûre de savoir ce que le mot signifie.

Mais c'est ce qu'elle a entendu son père dire à Maman.

Maman ne l'aurait jamais envoyée là-bas, elle le sait.

Elle lui manque trop.

Cela fait déjà dix jours qu'elle est là-bas, dans les Vosges, si loin de sa région parisienne étriquée, mais pour elle sécurisante. Maman lui a écrit trois fois, déjà. Trois fois, elle a senti son coeur bondir dans sa poitrine quand la mono qui distribue le courrier, le matin, a crié son nom. Chaque fois, elle a saisi l'enveloppe, et s'est enfuie en direction des douches désertées pour s'y réfugier et enfin, décacheter l'enveloppe et savourer la douceur des mots de Maman. Au moins, personne ne la voit pleurer.

Elle ne peut lui répondre que le jeudi, le jour du courrier. Elle voudrait pouvoir lui écrire chaque jour ! Dans sa dernière lettre, elle a demandé à Maman s'il était possible qu'elle vienne la chercher avant la fin. Si son père n'intercepte pas son message, peut-être Maman le pourra-t-elle ...

Le reste du temps, elle attend que les heures passent. Discrète, docile, elle se plie à toutes les consignes, suit tous les groupes, pratique toutes les activités organisées, mais n'attend qu'un moment – hormis celui du courrier : celui du coucher. Une journée de moins à passer ici, une de moins avant de retrouver la maison.

Elle a appris à se faire toute petite, à passer inaperçue Ici, c'est le seul moyen d'échapper aux railleries et aux méchancetés des grands, ceux du bâtiment voisin du sien, réservé aux garçons de treize et quatorze ans. Elle les croise, régulièrement, toujours en baissant les yeux de peur d'attirer leur attention. Elle est la plus petite de son groupe, et elle en pressent une menace inexplicable mais si angoissante qu'elle ne peut voir s'approcher l'un ou l'autre de ces gaillards sans affolement.

   - Hé, le microbe ! Ca roule ?

   - Oh, le puceron ! J't'ai dit bonjour !

C'est le plus grand, le rouquin, elle a reconnu sa voix, qui s'adresse à elle. Mais elle feindra l'étourderie et l'innocence. Vite, traverser la cour, s'éloigner d'eux. Ne pas répondre. Ne pas les regarder. Ouf. Ca y est. Ils sont loin.

Plus qu'une semaine ici.

Hier, les monos ont annoncé, à la veillée :

  - Demain, toute la colo part en excursion pour trois jours aux bungalows ! 

Les cris de joie et les sifflets des plus grands ont couvert la fin de la phrase, mais elle a bien compris qu'il allait falloir changer de lieu de camp. Pourvu qu'elle soit loin des grands.

Ce matin, il a fallu faire un petit bagage léger, puis elle a rejoint les autres; une heure de trajet en car, et les voilà arrivés au bord d'un lac, dans un centre de vacances pour enfants composé d'une quinzaine de petits bungalows de bois peint, accessibles par une série de trois ou quatre marches, aux volets encore clos, que s'approprie, dans un désordre bruyant, chaque groupe d'enfants.

Elle ne sait pas encore où aller. Elle est seule, son sac à ses pieds, personne ne l'entraîne, personne ne fait attention à elle. Il faudrait qu'elle trouve un mono pour lui demander que faire et où s'installer. Mais les deux qu'elle voit, là-bas, encore auprès du chauffeur du bus, ont l'air occupé à discuter en fumant une cigarette. Elle va attendre un peu. Elle voudrait disparaître sous terre.

Soudain, une main se referme sur son poignet. C'est un grand. Le rouquin. Il rit :

  - T'es perdue ? On va te montrer un coin sympa !

Il est en effet vite rejoint par deux ou trois autres garçons qui l'entraînent, la tirant par les cheveux, par les vêtements, son poignet droit toujours douloureusement emprisonné par une main d'acier.

La panique l'envahit. Mais que faire ? Personne ne fait attention à elle. Ni les monos, tout là-bas, ni les autres enfants, tout à leurs jeux et à leur joie de la découverte de l'endroit. Elle parvient à ne pas pleurer, ni crier – inutile de donner davantage prise aux sarcasmes des garçons qui maintenant la précipitent dans l'escalier d'un bungalow à la peinture écaillée vert pâle.

Elle est poussée vers l'intérieur ; les garçons s'engouffrent à sa suite et verrouillent la porte derrière eux.

Les volets sont fermés; l'endroit n'a pas dû etre aéré depuis l'été précédent. Il y règne une atmosphère moite, pesante; elle manque d'air.

Les garçons l'encerclent.

Elle est statufiée.

Le rouquin rit, puis lance :

  - Allez ! A poil !

et elle ne trouve rien d'autre à dire, désignant la porte dans un geste totalement vain, que

    - Pourquoi moi ? Il y en a de bien plus belles que moi, dehors … Des plus grandes …

Cette phrase résonne à sa mémoire aussi nettement que si elle l'entendait aujourd'hui.

Mais après, elle ne se rappelle rien. Plus rien.

L'homme l'a maintenant plaquée au sol. Sa main tente d'arracher sa jupe. Son haleine est lourde, puante, horriblement masculine.

Toujours paralysée, elle se surprend à murmurer : Pourquoi moi ?

Il n'a pas pris le temps de la débarrasser de son sac; ne la voit pas y glisser la main, et en sortir le coupe-papier qu'elle plongera, bientôt, entre ses vertèbres.

Sans rien dire.

Sans penser à rien.

Même pas aux bungalows.

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