Les choses de la vie

Ana Elle (Cendrillon Des Routes)

A Ben.


-Chaque fois que j'ai un coup de blues, je remonte un peu plus ma jupe sur mes cuisses. Surtout ne paniquez pas… je suis heureuse aujourd'hui… le problème c'est que je ne suis pas équipée pour ça.  Qu'est-ce que je dois faire ?

-Gardez votre culotte.



One Way

  27 avril 2013

 


Cher Vous,

Partout où je vais, où que je sois, je vois des panneaux indiquant « ONE WAY » comme s'il n'y avait qu'un seul chemin possible, un seul sens, une seule issue, une seule réponse… J'avance, j'avance toujours et je reste perdue. Doutes et questions à profusion, pas l'ombre ici d'une seule solution. Des larmes qui grondent. Une marée sans fin qui m'allume et m'éteint. Et lui, toujours là, l'air de rien. Le passé. Le passé qui vient errer dans mon corps. Le passé qui me dévore. Le passé qui vient me hanter. Le passé toujours là, à me regarder, avec sa petite gueule d'enfoiré. Je voudrais qu'il s'en aille. Mais c'est comme s'il n'y avait rien à faire. En moi c'est la pagaille. Pas l'ombre d'un peu d'air.

Nous avons quitté San Francisco. En descendant vers le Sud, je me demande si nous allons retrouver la même indigence que sur les bords Ouest du pacifique. La route semble longue. Aux abords, même en plein mois d'avril, les herbes sont presque brulées. Quelques bétails languissent au soleil, mastiquant on ne sait quoi dans un demi sommeil. A perte de vue, rien d'autre que la route et l'horizon. Un seul drapeau, survivant, dénonçant toujours le patriotisme intrinsèque à ce pays. Au fur et à mesure l'univers change. Nous plongeons dans les profondeurs de l'Amérique. Plus austère. Plus puritaine. Tout semble se métamorphoser. Les rues, les habitations, les individus, même les voitures changent. Nous abandonnons le luxe des Mustangs modernes aux moteurs V8 et les 4x4 Chevrolet rutilants contre de vieilles corvettes dégondées et des pick-up imposants.

Quelque chose dans l'air de San Francisco me manque. Est-ce la facilité ? Je l'aimais. J'aimais cette facilité qu'avaient les gens à se promener dans le climat de la ville. Sans mal. De prendre du plaisir dans l'intervalle. Et je les regardais ces hommes et ces femmes longer les routes dans le sourire amoureux de leurs drames. Tranquilles, paisibles, éclairés. Gais. Gay. J'aimais cette facilité qu'avaient les histoires d'amours à prendre part entière dans cette ville. A tous les coins de rue je rencontrais des passions sans aucune honte d'association. Hommes Femmes, nous étions tous pareils. Destinés à nous aimer. Sans nous cacher. Les drapeaux battants et multicolores élevaient cette union comme de l'or. Aussi brillante, aussi belle, aussi puissante. L'amour me manquera. Cette facilité d'amour-là, me manquera.

En Amérique, il n'y avait pas vraiment de chemins. Il n'y existait que des routes.  Et j'espérais que la mienne allait me mener quelque part. Et brutalement, cela me frappa ; et si tout le mystère de la vie, résidait non pas dans l'arrivée au but, mais dans la traversée qu'elle fût ? Si, toutes les claques, les élans, les morts et les vivants, si toutes ces passions, ces freins et ces accélérations, si tous les vides, ces instants où l'on pense qu'il ne se passe rien, étaient en fait le véritable but de cette infime et insoluble chose que l'on appelle : la Vie ? Et celui qui pensait qu'il n'y avait qu'un sens à la vie, celui qui suivait toujours les « ONE WAY » sans se retourner, celui qui croyait que cette traversée était en fait, à sens unique, n'avait rien comprit ! Il se plantait sur toute la ligne ! La vie ne ressemble en rien au conte de notre enfance. La vie n'a rien d'idyllique. C'est plutôt une grande errance. La vie est bordélique !

Le ruban jaune, reflétant les chaleurs désertiques, déchire le sol. Je prospère et longe le désert comme une folle. J'espère que le climat du Nevada nourrira encore cette histoire. J'espère que le soleil ne brûlera pas les détails. Qu'il me laissera encore y croire. Qu'il me laisse de quoi écrire, de quoi raconter et me souvenir.

Bien à Vous,

Moi.

 

Motel 6

 30 avril 2013 

 

Cher Vous,

Plus tôt dans la journée, nous descendions le Yosemite park. Tout autour de nous mutait. Tout devenait ampleur incroyable. J'aurais aimé faire plus que traverser ces immensités. J'aurais aimé plonger entièrement en elles. En cela, j'aurais peut être compris les miennes. Il y avait des pins et des épineux à foisons. Les vides étaient sublimés par les roches ascendantes. Il semblait résider quelque chose d'absolu dans ce paysage. Et moi, simple humaine de passage, je me sentais comme fragile, insignifiante et ridiculement tremblante. Pauvre. Insignifiances désespérantes. Je me tenais là, debout, devant ces panoramas aux éclats grandioses. Des électrochocs percutant une petite chose. Des images de hautes tensions, m'épluchant d'émotions en émotions. Il y avait des endroits brûlés. Incendiés. Comme ayant brûlé de trop d'intensité. Ravagés. Dévastés. Je crois que jusqu'à présent, rien ne m'avait entouré avec autant d'immensité. Cette démesure me donnait presque envie de pleurer. Je regardais les couleurs ; vert, gris, blanc, brun, bleu… J'aurais pu rester là jusqu'à me dessécher les yeux.

 

 

-Bakersfield, Californie-

 

-Tu veux trouver l'homme de tes rêves qui construira tes désirs ?

-Oui.

-Bien ! Alors vas dormir !

 

Les motels.

Autre réel. 

Transitoires, passagers, sans mémoire ou presque, usagés, on dort dans des restes. La mémoire n'a que très peu de prise ici. Elle ne s'attarde pas. Elle ne laisse que très peu de trace. Tout ce qui est inconnu remplace le familier. Plus rien n'est immédiatement identifiable, il faut un temps d'adaptation pour tout. Ce lieu me plonge dans une humeur provisoire. Passagère. Comme devenue, moi aussi, un des personnages épisodique de l'endroit. J'ai en moi la sensation de m'offrir le luxe d'une exile éphémère, et pourtant, la promiscuité des uns et des autres, me laisse ouverte, piégée et débordante à la vue de tous. J'ai comme la sensation d'être toujours en naufrage. Une sorte de « Titanic humain », comme si devant moi il y avait un gros panneau multicolore et clignotant signalant : « Bienvenue ! Roule doucement, tu es en sens interdit. »Plus de  « ONE WAY ». Ici, c'est partout. Après tout, j'ai toujours été une fille un peu étrange. Du genre à croquer en plein dans un citron et le manger à pleines dents. Qui mange des citrons comme ça ? Putain, qu'est-ce qui cloche chez moi ? Et brutalement ça m'est apparu. C'était juste là. Devant moi. Juste là, sur le comptoir de l'accueil : « I am gone, thus I am not here. If you're not here either, then there is no one around. ».Ce n'est pas plus compliqué que ça. Cette petite chose. Je crois que je suis semblable à ces mots. Alors j'essaie de me rassembler. De ne pas m'éparpiller. Fuite ou refuge ? Ici, le temps est différent. Tout est autrement. Il n'y a plus d'habitude. Ici ça n'existe plus. Ici, il peut se passer des choses dont on ne soupçonne pas l'existence. Des attentes déraisonnables vont et viennent, main dans la main, ralliant à leur cause, les désirs tentaculaires et nocturnes de ces morceaux de vie tout en brume. Il y a cette odeur inhabituelle. Comme si personne n'avait conscience que se rencontrer est fatalement quasi impossible. Le passage est tel que les statistiques sont catégoriques. Mais personne ne le sait. Alors tout le monde le fait ! C'est en ce tout petit miracle, que cet endroit du monde fait partie des plus beaux…

 

J'ai comme l'impression que ce lieu est une sorte d'abri à la vie. Je marche. Je marche. La brise chaude s'attarde sur ma peau qui devient alors tiède et collante. Il coure sur moi comme une humeur silencieuse frissonnante. Je plonge dans une mélancolie profonde. Une porte claque. Comme à l'intérieur de moi-même. Sur le palier d'en face un homme au torse épais, sort d'une chambre. Il tient dans une main quelque chose. Je ne vois pas ce que c'est. Il marche dans ce couloir ouvert comme il marche dans mon ventre et mes viscères. J'ai la sensation étrange de faire entièrement partie de cet endroit. Est-ce qu'il me voit ? Je suis là, et je ne bouge pas. Je regarde la silhouette s'éloigner de l'autre côté, puis de nouveau, la brise. Cette fragrance de l'été précoce qui vient me prendre et remonter à l'intérieur de moi. Mes cheveux s'envolent. Légèrement. Si bien que dans ma nuque s'attarde un rayon de lumière artificielle, venant du maître néon, accroché au plafond. Il fait nuit. Je viens de perdre tout repère. Il n'y a plus d'heure. Ici, ça n'existe pas. La vie n'est plus la vie. Mais ça l'est quand même un peu. Ici, c'est bizarre. C'est comme si j'étais debout avec mon sac à dos, juste à côté de mon existence. Je me traverse moi-même. Comme l'homme traverse l'allée Est. C'est inhabituel et pourtant cela semble normal. Bonjour, signe de tête, regard, je reste discrète, au revoir. Suis-je passée inaperçue ? Non… on a dû s'aimer, oui je crois qu'on s'est aimé. Une toute petite seconde.

 

C'est fou, comme on interagit les uns dans la vie des autres avec ce qu'il y a de plus magique et de plus éphémère. Tout est ici intermédiaire. Un entre vie. Inédit. Et parfois, on entend des bruits… des mots, des secrets, des chuchos. Des choses qui me donnent froid et me donnent chaud. C'est alors que dans la pénombre d'un coït brutal et brûlant… j'entends quelque chose.  Là, derrière la porte, juste à côté de moi. Le souffle. D'abords le souffle. Des corps. Des bouches. Des yeux. De l'esprit. Puis enfin ces maux intacts et indéfinis, mâché comme une chewing-gum ayant perdu son goût : « Je ne suis pas plus que ça, voilà tout. ». Une autre porte s'ouvre de nouveau. C'est la voix. C'est Elle. Short moulant des cuisses bien rondes. Haut de bikini un peu petit. Pieds nus dans les décombre de ma vue.  A la fois jeune et sans âge, je contemple cette image. Elle a dû rencontrer quelque licorne dans sa vie. À fleur d'elle-même, elle possède une grande élégance, grâces de dignités, caillant aux coins de ses yeux. Tout d'elle a quelque chose de pluvieux. Mes yeux se cognent contre sa vérité, là où je ressemble à une maison abandonnée se cherchant à tout prix un fantôme et un mystère, Elle, elle est complétement habitée de manière incendiaire. Je l'ai regardée ouvrir une bouteille de cola.

 

C'est alors que tout sembla s'arrêter. Autour d'elle. Il sortit de la chambre et lui rendit les clés. Elle le regardait. Très fort. Sans pouvoir l'atteindre. Cherchant un endroit où s'accrocher. Elle aurait voulu lui parler. Lui dire combien elle tenait à lui, et combien il était le seul en qui elle avait confiance. Mais au lieu de ça, elle ne bougea pas. Elle était paralysée. Noyée. C'était partout : dans les yeux, les poumons, la tête, dans le ventre qui se contracte et se met à battre de toutes ses forces. Des milliers et milliers de bouteilles de coca-cola, light bien entendu, s'ouvrant en même temps, au même moment. Phsitt. Phsiitt. Phsiiiiiit ! Et brutalement, au même instant, là perdu dans ses yeux, elle se rend compte qu'elle est vivante. Pourquoi ? Parce qu'elle est en train d'en mourir. Alors elle regarde à travers ses cheveux, son regard est coupé depuis peu, peut être un mois ou deux, qu'importe… la seule exigence est de parvenir où l'avenir le porte. Il va partir. Il part. Elle le sait. Et puis pshitt pshiiiitt, encore… ça ne s'arrête plus.

 

Perdue dans le bruissement nébuleux d'une histoire qui n'est pas la mienne, je deviens soudainement un personnage témoin et indispensable  au drame qui se joue. Je suis dans un autre point de vu. Ça ne s'arrête plus. Je deviens maintenant le personnage principal. Essentiel à l'intrigue et à cette illusion fracassante et mélodramatique qui résonne ici. Je reste muette, immobile et ouverte sur ces éclats d'âmes. Mes oreilles ont des yeux et serpentent à n'en plus finir, elles sinuent dans les ombres écarlates et secrètes du printemps. Une autre porte.

 

-Je rêve de plonger dans la ville qui ne dort jamais.

-Pourquoi ?

-Parce qu'elle est trop occupé à s'envoyer en l'air, tient !

 

Tout est écrit en pensant à l'incertitude dans ce lieu de tous les possibles. Rien n'existe, rien n'est intacte, rien n'est fixe. Il n'existe ni langue, ni souvenir, ni avenir. Il ne subsiste ni départ, ni arrivée. Tout est là quelque part. Tout est avéré. Rien n'existe jamais et tout est là, toujours. Et parfois il y a même des histoires d'amour. Rien n'est commun ici et pourtant tout nous est normal. J'ai quelque chose dans le cœur qui me fait mal.

Une autre porte.

-J'ai des chauves-souris partout dans l'bide… Ouais mon garçon, j'suis pas une p'tite joueuse! Les papillons c'est bon pour les filles amoureuses!


Une autre porte.

-Et toi, qu'est-ce que tu fais quand ça ne va pas ?

-Je pense à mes seins.

-Pourquoi ?

-Ils sont assez gros pour tout arrêter.


Une autre porte.

 -Ce n'est pas un problème. Ce n'est pas un problème. Non mais, ça veut dire quoi : « Ce n'est pas un problème » ? C'est un problème !

-Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?

- Que ce n'était pas un problème.

-Ah… là je crois que t'as un problème…

 

Après une douche, la nuit m'emporte dans la canicule qui colmate la pièce. Le souffle du printemps semble brûler contre les vieux rideaux délavés. La vie attendra de reprendre son court. Demain je me réveillerai dans une tout autre existence. Ça me donne l'impression de flotter en errance. Je crois que je suis toujours juste là, à un de ces moments où tout peut arriver. Finalement c'est ça ; la vie.

 

-Je n'ai pas le visage efficace aujourd'hui.

Ils m'entendront comme je les écoutais exister.

 

Je laisse derrière moi le motel et son bordel. Je laisse le goût du mauvais café tiré à la machine, Je laisse l'homme au couloir, je laisse la bible rangée dans le tiroir, je laisse la gentille réceptionniste boudinée dans son t-shirt, je laisse les enfants criants dans la piscine négligée, je la laisse Elle et son cola, je laisse la chaleur qui m'a réveillée, je laisse les porte et les « blabla », je laisse l'homme musclé au corps recouvert de tatouages, allure de bad-boy dans les nuages. Je laisse son sourire et son « pardon mademoiselle » qu'il avait pris soin de dire en français. Je laisse derrière moi son fort accent et son sourire. Je laisse partir cette image de lui, portant dans son couffin sa petite fille. Je laisse s'enfuir cette image étrange et gentille. Je laisse un message à mon tour : « Rendez quelqu'un heureux aujourd'hui. Et surtout, avant tout, n'oubliez pas de l'être. Bon vent ! »

 

Les motels. Ce sont des corps. Des corps. Des milliers de corps qui se bousculent, se rencontrent, se fuient, se cherchent, s'attendent, s'aiment et se détestent, s'endorment ensembles, s'attachent, s'abandonnent, s'oublient, se souviennent, se déploient, se contractent, se séparent, se retiennent… Ce sont des « pas sage » à eux seul. Des solitudes amoureuses les unes des autres, qui toujours, et à jamais, brilleront et danserons sous les éclats furtifs des enseignes multicolores et clignotantes des grandes routes américaines et démentes.

Bien à Vous,

Moi.

 

-Qu'allez-vous faire alors ?

-Marcher, répondit la jeune femme sans une once d'hésitation.

- Où allez-vous ?

-Quelque part.

 

 Il va faire beau aujourd'hui.

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