Mais où allons-nous bien pouvoir nous asseoir à la cantine ?
Cécile Pellault
A chaque voyage à l'étranger, l'individu est confronté à son lot d'incompréhensions face à la culture indigène et doit s'adapter au risque de périr d'ennui et d'isolement d'avec l'autochtone. Nous étions donc partis d'un pas vaillant et conquérant vers notre aventure américaine pour un semestre d'études dans une ville du Mississippi dont je tairai le nom pour éviter toute poursuite judiciaire. Vous les connaissez, ils ne rigolent pas avec ça ! Pour vous en convaincre regardez le nombre de séries judiciaires et de romans mettant en scène des avocats quand nous nous avons dû nous contenter pendant des années de Julie Lescault et de Maigret. Je vais peut–être d'ailleurs rayer l'évocation au Mississippi. Disons donc que nous partions d'un pas brave, intrépide et surtout désireux de plaire aux habitants d'un état du Sud des Etats-Unis. Prêt à nous adapter ou à mourir !
Bien entendu, nous eûmes notre compte de quiproquos. L'absence de trottoir pour nous rendre d'un point A à un point B, l'existence de ridicules petites boites aux lettres alignées sur des murs entiers incapables de contenir le colis-camembert de maman, et des verrous à combinaisons multiples dont il est quasiment impossible sans des années d'expérience de les ouvrir du premier coup nous lassèrent perplexes. Nous avons plus d'une fois exprimé haut et fort notre mécontentement à la française au grand dam de la faune locale. Nous n'avons pas toujours compris les regards interloqués face à nos échanges buccaux entre amoureux en plein jour. Mais ce qui nous a vraiment déconcertés, la question qui a hanté nos premières semaines fut « Mais où allons-nous bien pouvoir nous asseoir à la cantine ? » Ne soyez pas dubitatif, nous étions en 1997 et nous avons bien failli déclencher une émeute interraciale. Voici notre histoire.
Nous avions refusé de nous plier à la coutume locale qui voulait qu'on prenne le bus pour faire les 500 mètres entre notre dortoir et le centre du campus. Nous avions rendez-vous avec le groupe des garçons devant le Hub où nous pouvions collecter nos lettres envoyées par nos parents et amis charitables qui s'inquiétaient de notre sort dans cette grande contrée. Le mail avait encore un usage très restreint et chacun prenaient encore sa plume pour s'enquérir de notre santé et nous raconter les derniers méfaits de la société française. Certes, les missives étaient obsolètes une fois à destination une semaine après son envoi et certes, le destinataire avait oublié la question à laquelle vous répondiez quant ils la recevaient deux semaines après l'avoir posée mais cela avait son charme ! Nous nous retrouvions donc tous à cet endroit avant d'affronter le réfectoire. Nous vérifiions tous que nous étions en possession de notre ID, carte d'étudiante qui nous ouvrait grandes les portes de la cantine et autres services sur le campus, sans elle vous ne valiez pas plus cher qu'un clandestin qui essayait de passer le Rio Grande au Texas.
La première étape cruciale était de se diriger vers la bonne ligne. Par ligne, il faut entendre spécialité culinaire qui vous offrait entrées, plats et desserts d'une certaine spécialité gastronomique qui pouvait aller du petit déj' servi du soir au matin, à la mexicaine qui vous arrachait la culotte rien qu'en respirant les vapeurs des plats en passant par la ligne locale, du frit du frit et encore du frit. Nous nous laissions tenter généralement par la diététique qui l'était parce qu'ils avaient enlevé la friture de la locale. Ce jour-là, la friture au bord des lèvres, je me dirigeai vers le bar à salades qui me semblait une alternative raisonnable si je voulais enfiler mon maillot. Nous n'étions qu'au mois de janvier mais vu les températures, nous pouvions espérer de plonger dans les piscines de nos dortoirs très rapidement. Le Sud des Etats-Unis, outre des frais de scolarité dans nos moyens contrairement aux californiennes où il fallait envisager de vendre un de ses reins pour y accéder, offrait quelques compensations indéniables comme un bronzage parfait pour faire enrager ceux qui avaient choisi Glasgow comme destination. Le problème du bar à salades s'était qu'une fois servie, j'étais la première pour choisir une table où nous asseoir et là, le dilemme commençait. A l'endroit où se situait le chariot pour composer sa salade, j'étais dans la ligne de démarcation imaginaire qui séparait la cantine en deux. Mon assiette composée, je n'avais plus qu'à aller trouver une table de libre pour tous nous loger. J'avais beau retarder le moment, ne voyant personne arriver, j'angoissais. De grosses gouttes de sueur perlaient sur mon front, je pris une grande inspiration, regarda à gauche puis à droite et plongea sur la première table libre au milieu des étudiants noirs et étrangers.
Oui, le premier jour qu'elle fut notre surprise de constater que la cantine était divisée en deux. D'un côté les étudiants blancs et de l'autre une majorité de noirs avec un petit mélange d'étudiants d'origine diverses. Horrifiés, nous avions tous frémis en pensant à Mississippi Burning ou à une séquelle indélébile de la ségrégation. En fait, c'était plus simple et aussi plus compliqué que cela à la fois, et même les étudiants afro-américains venant d'autres états étaient un peu perplexes et n'avaient jamais connu une telle situation. Simple car il n'y avait pas d'hostilité manifeste entre les groupes, une indifférence et une habitude de cohabiter les uns à côté des autres sans se mélanger était plutôt l'explication mais compliqué aussi car chaque groupe était régi par des règles complexes et l'équilibre était précaire.
Par défiance et pour montrer que nous étions de farouches opposants au racisme, Touche pas à Mon pote en mémoire, nous nous installions le premier jour du côté des étudiants afro-américain et d'origine latine et asiatique. Nous étions fiers comme des paons de notre courage à braver la ségrégation. Nous étions les dignes descendants du rêve de Martin Luther King. Nous attendions une quelconque réaction, un accueil confraternel, mais tout le monde s'en fichait. Ni tambour ni trompette, l'invisibilité parfaite, notre existence superbement ignorée concluait notre premier jour à la cafet'. Après une semaine où franchement notre enthousiasme avait baissé quant à notre possible intégration, nous tentâmes l'autre côté.
Nous avions élu domicile près d'une table de rouquins dont nous espérions une origine européenne pour établir le contact. Il s'agissait simplement de membres d'une même famille certes d'origine irlandaise mais complètement hermétiques à notre athéisme et à notre refus de nous joindre à leur église. Nous avions fini par avouer une appartenance à l'Eglise catholique pour éviter un exorcisme au milieu de la cantine. La tentative de voisinage avec les sportifs fut également un échec cuisant, nous n'apparaissions même pas sur leur radar. Nous nous sommes même vus reléguer à un coin de la cafétéria près de la table où une fille solitaire engloutissait des assiettes entières, visiblement anorexique-boulimique, et malgré une profonde empathie pour les personnes souffrant de troubles alimentaires, ce fut nous qui prîmes la fuite. Nous avons erré vraiment. Pendant un moment, nous avions cru trouver refuge près de la section théâtre mais ils vouaient un culte absolu à Juliette Binoche et à la trilogie Bleu, Blanc, Rouge et au vue de nos mines dubitatives quant à leur déesse, nous échouâmes de nouveau à établir notre campement.
J'exagère quelque peu sur mon état de fébrilité ce jour-là au moment de choisir où notre séant se poserait car à force d'expérience, nous avions compris qu'il s'agissait plus d'un problème d'appartenance à une communauté qui évoluait en vase clos plutôt qu'à un problème de couleur de peau. Nous n'appartenions juste à aucune, enfin si, à celle des français de passage. Et, contrairement à nos promesses personnelles de ne pas fréquenter d'autres pauvres ères franchouillardes, nous étions pour l'instant coincés dans cette communauté du côté droit du réfectoire.
J'en étais à ces réflexions quand mes camarades me rejoignirent à ma table. Nous devisions allégrement sur les avantages comparées de nos roomates, approximativement colocataires en french, à savoir, à qui le service des étudiants étrangers avait attribué le pire : entre la chanteuse de cantiques religieux à 6 heures du mat' et l'athlète balèze qui faisait la roue du plus fort à chaque intrusion dans son domaine. Quand Mitchell, appelons-le Mitchell pour les mêmes raisons que précédemment et les risques de déroute judiciaire, vint nous saluer et surtout nous chambrer à notre table. Il taquinait tout spécialement un jeune apollon de notre groupe, appelons-le X pour des raisons de crédibilité professionnelle, sachez juste pour la petite histoire que je l'ai épousé des années plus tard ! Donc Mitchell qui venait d'un Etat du Nord (sic) et X entrèrent dans une joute verbale réjouissante sur les attributs de chaque côté de l'Océan Atlantique. Ce qui se finit par un jet de verre d'eau de Mitchell à l'encontre de X. X d'un bond partit à la poursuite de Mitchell à travers l'aile nord du réfectoire à travers les tables pour rendre son dû à l'impudent. Seulement, ce que Mitchell de peau beau brun caramel et X de peau blanc cachet d'aspirine qui n'a pas encore profité de la piscine du dortoir ne notèrent pas, tout à leur jeu de « attrape-moi si tu peux », c'est que toute la cantine s'était comme gelée. Une tension incroyable s'était cristallisée au-dessus de nos plateaux. Des deux côtés du réfectoire, tout le monde observait anxieusement les deux énergumènes qui se coursaient. Les questions en suspens comme des bulles de BD planaient au-dessus de nos têtes ; une attaque raciste, un crime communautaire, une affreuse grenouille qui en veut au valeureux yankee ? Chacun fourbissait ces armes pour savoir dans quel camp basculer. Nous étions tétanisés et ses couillons (Excuse-moi cher futur mari !) qui se poursuivaient comme des bien heureux. Tout d'un coup, l'un rattrapa l'autre avec son verre rempli d'eau et l'arrosa. Ils finirent dans les bras l'un de l'autre dans un grand éclat de rire comme les deux infernaux potes qu'ils étaient devenus. Dans un soulagement général, un camp puis un autre se mirent à les applaudir sous le regard interloqué des protagonistes qui ne comprenaient pas que nous venions de passer à côté d'une émeute.
Notre cape d'invisibilité avait soudainement disparu. Nous appartenions désormais à une communauté pleinement intégrée. Nous devînmes mêmes des référents de la culture européenne et plus particulièrement française, et dûmes répondre aux plus grandes interrogations sur la culture de notre grand pays, synonyme de terre de liberté ; l'existence de McDonalds dans nos banlieues, la technique de partage des langues entre amoureux ou encore, le très philosophique questionnement quant à l'influence du topless sur notre jeunesse (pratique encore largement répandue en 1997 !). Et grâce à ce moment de grâce, nous nous eûmes plus jamais à nous poser la question : « Mais où allons-nous donc nous asseoir à la cantine ? » pour le reste du semestre.
Un épisode pour le moins cocasse en effet, qui nous transporte au cœur de l'Amérique à moindre frais.
· Il y a plus de 10 ans ·Chris Toffans
Merci! Et si je peux faire voyager pas cher, c'est avec plaisir !
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
excellent! un style qui fait mouche, c est drôle et ça dépeint bien cet aspect là de l Amérique (perso, j ai fait un semestre dans le Maryland et il y a aussi cet aspect communautaire si étrange pour une étudiante française)
· Il y a plus de 10 ans ·marjo-laine
Merci surtout venant d'une compatriote qui a connu les mêmes affres du semestre aux US . La dimension supplémentaire au communautarisme à l'époque qui nous effrayait vraiment et interloquait même les américains c'était la symétrie des couleurs dans ce réfectoire qui faisait croire que les choses n'avaient pas bougé depuis les années 60.
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
je prenais le bus tous les jours pour aller à l université, j étais la seule blanche (le bus c est pour les pauvres), mais arrivée sur le campus, il n y avait pratiquement que des blancs...(c était en 2004), un jour je suis allée dans un mall où pareil, j étais une des rares blanches...j étais assez mal à l aise mais personne ne me regardait de travers pour autant
· Il y a plus de 10 ans ·sinon mon bus devait bien s arrêter tous les 100m, pas question de marcher dans ce pays ;) (je prépare aussi une nouvelle pour le concours)
marjo-laine
J'attends alors avec impatience ta nouvelle :)
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
Superbe! Un échange intéressant en plein campus américain ! Quelle bonne idée pour le concours!
· Il y a plus de 10 ans ·Sweety
Merci! C'est aussi une expérience qui nous a tous marqués et le thème du concours m'a titillée de la raconter :)
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
Je suis d'accord avec Woody: style travaillé et fluide, et même léger! on sent tout à fait le décalage entre l'attitude française où la question d'appartenance communautaire (et raciale) ne se pose pas franchement et l'approche américaine, historique, où tout est ramené constamment à cette question! bravo!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Merci pour le décryptage et les compliments ! Me voici une plume comblée et que 17 ans après mon expérience américaine puisse marquer me ravit!
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
Il faudra que tu m'en parles un jour de ces expèriences! j'ai une passion (ok, plutôt une obsession) pour tout ce qui touche au Deep South ehehe, cuisine, littérature, questions identitaires
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Je suis en train d'écrire mon troisième roman et je pense qu'un partie s'inspira grandement de toutes nos aventures Mississipienne! Mais à ton service pour tout assouvissement de ton obsession :), mais d'où vient-elle?
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
Oh j'ai hâte de lire ça, merci pour le coup de pub utile!
· Il y a plus de 10 ans ·Je sais pas trop. Je pense qu'elle parle de NOLA (Nouvelle Orléans), de sa musique, pour ensuite dériver sur Truman Capote, Harper Lee, Carson McCullers. La cuisine part bien sûr de la cuisine Cajun pour s'ouvrir à celle de tout le Sud. C'est marrant, sans ça, les US m'intéressaient pas trop, à part au niveau ciné/ séries!
jasy-santo
qu'elle partait*
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Justement quand tu es aux US , n'importe quelle partie du pays ressemble à une série ou à un film ! C'est ça qui est fascinant! Carnaval à la Nouvelle Orléans, c'est aussi un choc des cultures mais chuuuutt, je ne vais tout dire ! Quand à ma pub, plus une info ;) parce que là tout de suite, je suis dans l'éclat de l'écriture et aucune illusion sur la promotion ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
ben l'an prochain ou l'année d'après j'y serais sûrement. En fait, j'ai eu l'occasion d'y aller, mais j'attends de pouvoir y aller pour passer du temps (un ou deux mois) pour vraiment m'imerser! mais stp n'hésite pas à m'en parler ahah. Tu es restée combien de tps au MS?
· Il y a plus de 10 ans ·ahaha! je vois, mais n'oublie pas de nous faire part de la sortie de ce nouveau roman, ou de nous montrer des extraits!
jasy-santo
Cinq - six mois au Mississipi. Des road trips dans d'autres coins du pays, et bientôt sera la Nouvelle Angleterre... Un plein d'inspiration! Mais c'est vrai que celui qui marque est le plus long et le plus "immergeant" :)
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
La Nouvelle Angleterre, ça a l'air vraiment pas mal aussi! vraiment différente du reste!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
je te dirai ça ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
j'en profite pour faire un coup de pub aussi! le texte Summertime est mon impression de la Louisiane esclavagiste eheh
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Je vais aller voir ta Louisiane alors...
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault
^^
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
très jolie chronique ... très agréable à lire et instructive en plus. Le style travaillé reste fluide et léger ... j'aime
· Il y a plus de 10 ans ·woody
Merci , Woody, au plaisir de vous divertir et de vous instruire ;) J'aime le commentaire!
· Il y a plus de 10 ans ·Cécile Pellault