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victoria28

   On t’avait dit de ne pas y aller. Dès que tu es entrée tu sais que tu as eu tort, tu vois le grand appartement vide, le parquet bien briqué, et lui qui te montre de la main un fauteuil où t’asseoir. Un fauteuil dans un coin, les rideaux sont tirés. Il s’installe en face de toi et bloque la sortie. Te voilà acculée, tu penses : c’est ce que font les grands requins.

   Tu souris, tu sors ton enregistreur. Tu évites de le regarder. Tu sens qu’il t’observe de ses yeux immobiles. Il  guette, il est précis,  tes moindres tressaillements.

   On t’avait dit de ne pas y aller. Mais tu as besoin de cette interview. Tu es jeune encore. C’est difficile de commencer quand on est jeune dans ce métier, et quand on est une fille encore plus. Alors cette opportunité, tu as dis oui sans réfléchir.  Tu as dit oui  quand il t’a demandé si tu viendrais seule. Pas de photographe. Non.

   Tu sais pourtant qu’un requin ça ne s’affronte jamais seule.  Tu tires sur le bas de ta jupe et lui en face baisse les yeux un instant vers tes genoux. Tu as mis une jupe et ça aussi c’est une erreur, mais après tout, c’est ça qu’on attend des filles quand elles sont au bas de l’échelle. Qu’elles soient  jolies. Féminines. Tu caches tes genoux de tes mains. Il sourit devant ta gêne.

   Il n’a pas fait encore un seul geste de trop, matois, patient, et toi non plus tu ne bouges pas. C’est comme un jeu de nerfs où le premier qui cille a perdu. Un raffinement cruel de prédateur marin. Tu penses, ne jamais paniquer. Tu es jeune et sportive, tu ne te laisserais pas faire. Mais il est plus grand que toi, plus gros, plus fort, il est puissant, d’un coup d’œil tu as jaugé sa force. Tu sais que tu n’auras pas le dessus.

    Tu pousses le magnétophone entre vous et tu poses une première question, mais lui appuie sur la touche pause, il se penche un peu vers toi comme pour te happer du regard et il demande, on n’a pas mieux à faire ? On n’a pas mieux à faire, il répète de sa voix hypnotique,  et il tend la main vers toi et effleure ton genou.

    Ce n’est qu’un coup d’essai encore, une première entaille avant l’estocade, ça pourrait s’arrêter là.  Tu avales ta salive. Sa main monte plus haut et tu as peur alors, ton cœur accélère, la bile emplit ta bouche. Il agrippe ton chemisier. Tu penses, garder son calme. Mais tu te lèves d’un coup et tu essaies de fuir. Tu as oublié que tu es dos au mur.

   C’est comme s’il n’attendait que ça. En un instant il est sur toi, tu as le temps de te demander pourquoi il a attendu si longtemps, et puis tu te souviens de ces images de requins qui jouent avec leur proie avant de la dévorer. Tu sens sa peau froide et vorace contre la tienne. Tu sens sa force, tu t’épuises, à  taper sur la tête, sur les flancs, entre les yeux, sans qu’il relâche son étreinte.

    Tu es tombée à terre. Tu sais que tu as perdu, à moins d’un miracle extérieur.

   Le miracle se produit. Son portable soudain se met à sonner. Il hésite de surprise, une seconde vraiment, mais c’est assez pour que tu lui échappes et que tu atteignes la porte.

   Tu regagnes la surface.

   Tu es sortie depuis cinq minutes mais tu cours encore, sur la distance de deux stations de métro du cours, en te retournant tous les dix pas. Tu as peur. Tu te moques de ta jupe à moitié retroussée. Quand finalement tu es sûre que tu es à l’abri tu t’arrêtes sous une porte cochère, hors d’haleine, sonnée.

   Et d’un coup la bile sort, tu vomis, pliée en deux, à quatre pattes dans la rue. Tu vomis de dégoût contre toi, contre lui, et contre eux, que tu entends déjà dire que tu as eu tort. Ils diront qu’on ne plonge pas seule dans le Pacifique voir le grand requin blanc. Ils diront que tu l’as bien cherché, et tu sais que dans dix ans d’ici tu le paieras encore.

  • Un traitement original, mais la similitude avec la rencontre dans le grand bleu est époustouflant de réalisme.Des émotions entières, fortes, bravo pour l'intensité, très très bien Victoria !

    · Il y a environ 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Un texte très bien écrit, dont je pense tout le monde a compris le fond...
    Mais je pense que la victime en a pour bien plus de dix ans a essuyer les reproches des medias...
    Il est dommage que que dans ce type d'affaire la justice s'applique en fonction de l'importance du bourreau... Deux exemples : la victime mineure de Polanski attend depuis 35 ans que cesse l'impunité de son agresseur, qui l'a a coup sûr droguée et violée, tandis que pour des faits seulement supposés Julian Assange était en prison au bout de quelques semaines... Le droit de cuissage est de retour...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Photo 3

    mathieuzeugma

  • Original et bien traité.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

  • Oui, très bien écrit ! bravo !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Bel exercice.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

  • L'effet mis dans cet exercice porte. Bravo.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Bravo pour l'écriture et le réalisme (odieux), Victoria !!!

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • Bien joué, bien vu, bien écrit. Une manière mordante de traiter un fait trop souvent d'actualité, mais loin d'être un fait divers. L'autre côté : la souffrance, la peur, un prix à payer trop élevé. Toujours.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Nature orig

    mls

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