NO FUTUR ?

Edwige Devillebichot

I love words... oh oui ô combien j'aime les mots... et la vie qui les accompagne...

Depuis quatre ans j'ai laissé ce témoignage dans mes tiroirs, hier, suite à un statut publié sur Face Book par un ami concernant le futur et l'absence de vision qui se fait ressentir dit-il, je décide de le publier... en effet en plus de subir le chômage je ne supporte plus de subir le silence... la liste est longue des témoignages que je suis en mesure de faire et ce dans beaucoup d'institutions... si je dois m'éteindre, ce ne sera pas en silence !!! (parce que comprenez vous les gens sont gênés de m'embaucher comme femme de ménage ou comme concierge !) foi d'une fille d'une famille honnête ! pauvre certes, mais honnête, qui m'a éduquée dans le respect des médecins, des professeurs, de l'instruction... fille de cruciverbiste passionné chez qui trônait le dictionnaire, et qui si elle n'a pas fait de très hautes études a cependant beaucoup respecté le savoir et a fait du mieux qu'elle pouvait pour étudier en finançant ses études par un travail en parallèle... qui à 21 ans a pleuré d'émotion et d'espoir à l'élection d'un socialiste en tant que Président de la République !!!

Septembre 2007 :

YOUPI ! Je suis embauchée ! : Formatrice de français, je renoue avec l'un de mes métiers, la paye est bonne, bien au dessus des salaires habituels. J'aime enseigner,  éduquer, partager mon amour de la langue française, de plus, je suis plutôt efficace quand je m'occupe de jeunes en difficulté, je sais l'exclusion, la galère, la faim, la peur, je sais les humiliations liées au manque d'argent, à l'origine sociale, je suis ravie de me rendre utile, soulagée d'avoir enfin un statut, un salaire.
J'ai une période d'essai de trois mois avant embauche. Je vais enseigner le français, et accompagner un groupe de 15 jeunes en tant que "référent", ce sont des jeunes chômeurs entre 16 ans et 25 ans tous en situation d'échec scolaire, sélectionnés pour effectuer un stage de remise à niveau dans une école d'insertion qui accueille environ 80 jeunes, j'ai un peu le trac, j'espère que je serai à la hauteur. Un ami graphiste a appuyé ma candidature, c'est un ami personnel du directeur (qui est le frère d'une haute personnalité politique très connue) et de sa compagne son assistante...
A ma grande surprise mon travail de chanteuse et mon CV atypique semble intéresser mon recruteur, je suis en concurrence avec la candidature d'une agrégée, aussi je suis plutôt surprise d'être retenue. J'expose mes expériences dans l'insertion, la séduction occupe une grande place dans l'entretien. Mon ami graphiste m'a informée que le directeur un homme d'une soixantaine d'années, est  inquiet sur son vieillissement, il m'apparaît dans une grande inquiétude narcissique en effet... : "Moui... vous étiez enseignante, mais il y a longtemps ?" - "Oui Monsieur ! c'est vrai mais j'ai toujours vingt ans !" sourire - "ah ! chanteuse ? cet entretien vous inspire une chanson ?" - "Attendez Monsieur... je réfléchis... oui ! : Merci Patron, merci patron, quel plaisir de travailler pour vous !!!".
Je rencontre brièvement mes deux futures collègues, l'une d'elles est d'une grande beauté et séduction, bien que quelque chose en elle me met mal à l'aise. Elles semblent m'apprécier, et donnent un avis favorable sur mon recrutement. Je suis un peu surprise qu'elles soient ainsi consultées ? ce n'est pas très courant... c'est démocratique me dit le directeur...
Les jeunes, soit parce qu'ils sont d'origine étrangère, soit parce qu'ils ont eu des problèmes scolaires ont des niveaux de français assez faibles, certains sont même très handicapés. La formation inclut des stages en entreprise ainsi qu'un enseignement des mathématiques, de la philosophie, de l'informatique, du français, et de la connaissance des métiers, de l'entreprise, et du droit du travail... Jusqu'à présent, lorsque j'ai enseigné, je me suis toujours servi de mes propres exercices, des livres scolaires, là je dois travailler en équipe avec deux collègues, nous créons nous mêmes collectivement ce qui est appelé des "modules", chaque élève avançant avec ces modules à son rythme. Enfin ceci en principe puisque le projet est mis en valeur pour sa spécificité de personnalisation du suivi des stagiaires, ce qui vu leur nombre n'est pas vraiment réalisable ?... Je constate que la plupart sont sur ordinateur à faire des exercices. L'une des stagiaires travaille sur un programme nommé "Polar crime" depuis trois mois. Je m'empresse de lui demander de prendre un stylo et un papier et de me copier tout simplement un texte qu'elle choisit. Elle semble tout à fait ravie de le faire... très soulagée même, elle s'applique avec une très jolie calligraphie. Un jeune de 18 ans sèche sur une lettre de motivation qu'il doit écrire pour son employeur, il est complètement bloqué, incapable d'écrire quelque chose qui ait un sens. Je lui demande alors de m'expliquer à l'oral ce qu'il veut dire : il y arrive très bien ! il a une orthographe qui n'est pas parfaite mais pas nulle non plus, le problème me semble être du côté de la syntaxe. Je lui demande alors si il se relit "oralement dans sa tête", je suis stupéfaite de m'apercevoir que non ? il m'écrit alors une lettre très bien construite, je ne suis pas absolument sûre qu'il ne m'ait pas joué la comédie, (je ne suis pas à l'abri d'une erreur !) mais j'ai un horrible doute ?
Créer une méthode, des exercices est passionnant mais aussi une responsabilité et beaucoup de travail... je trouve cela cependant un peu extraordinaire que l'on nous demande un tel labeur qui nécessite des compétences bien au dessus de celles que nous sommes supposés avoir, et bien en dessous de la rémunération qui va avec... nous sommes supposés être guidés et cautionnés par une universitaire, mais je n'en vois jamais l'ombre... ce que j'aurais bien aimé d'ailleurs !
Les modules que nous créons circulent dans le réseau de ces écoles qui est européen et à l'initiative d'une député européenne ancien premier ministre. Je crée un module d'initiation à la communication qui disparaît mystérieusement et très rapidement. Je cours chez le libraire acheter des bouquins sur le sujet : apprentissage du français par un public parfois quasi analphabète... illetrisme... peu d'ouvrages... il n'existe d'ailleurs aucune spécialisation à l'Université sur le sujet, hormis des ouvrages assez complexes d'orthophonie. Les livres scolaires sont conçus par niveaux d'âges, usant de textes et illustration enfantines et pas très adaptés aux jeunes adultes.
J'ai la grande chance de découvrir un ouvrage "Mauvaise langue" de Cécile Ladjali - Editions du Seuil - elle y traite des méthodes nouvelles d'apprentissage de la langue qui mettent en fait les élèves dans une position d'apprentissage "pulsionnels" où ils ne sont plus en mesure de dérouler une syntaxe et l'élaboration d'une pensée construite qui va avec. Je vais en avoir une bien cruelle démonstration...
Je réactualise l'exercice sur les niveaux de langues, y incluant le verlan, l'argot, la langue verte (si chère à Pierre Perret), ainsi que le langage SMS, je n'en juge aucun, chacun peut impressionner par la richesse de ses compétences diverses (!!!),  je leur montre au passage l'absurdité de l'expression "langue de Molière" tant usitée par les réactionnaires de tous poils et combien il serait ridicule de l'utiliser aujourd'hui !!! j'explique les circonstances dans lesquels il est bienvenu de les utiliser... nous nous livrons à des exercices de traductions et exemples d'utilisation. L'un des jeunes que la structure destine à l'animation sportive alors que cela ne l'intéresse pas du tout, se révèle un virtuose des alexandrins en langage "racaille" (?), il s'avère qu'il fait le "nègre" pour nombre de rapeurs grands frères de Pigale qui l'exploitent bien, je lui conseille de s'inscrire à la SACEM.  La séance passionne les jeunes et moi aussi !
Mes deux collègues ont été formées en français langue étrangère, je suis la seule avec une licence de lettres et surtout une petite formation en psychopédagogie, alors que j' étais bien modestement "dans mes petits souliers", consciente de mes manques et connaissances à rafraîchir en grammaire et en lettres, je suis affligée de découvrir qu'elles proposent aux jeunes arrivants, afin d'évaluer leur niveau, une rédaction sur le thème : "Raconter vos vacances". J'arrive avec beaucoup de diplomatie à les convaincre de peut-être changer de sujet ? ces jeunes sont en effet dans des situations économiques très difficiles, avec souvent d'énormes problèmes familiaux, certains au 115, c'est à dire à la rue et hébergés ponctuellement dans des foyers. Le sujet ne me semble guère adapté. De plus c'est pile l'exemple typique de base du mauvais pédagogue ! Je commence à m'inquiéter quelque peu pour la suite. Je ne peux vraiment pas assumer face aux stagiaires de partager et afficher cette incompréhension des réalités de ces jeunes.
Je suis très gênée aussi par le comportement de mes deux collègues : l'une d'elles, assez rigide est d'une autorité féroce, obsédée par la cause iranienne et celle des homosexuelles,  l'autre s'assied sur les tables des stagiaires, et penche vers les garçons son décolleté, elle semble sous le charme des garçons les plus insolents, jouant avec son autorité, ignorant ceux que le manque de respect, ces petits jeux de séduction et les bruits dérangent énormément...
Elles cassent et débusquent systématiquement toutes références à Dieu dans l'expression des stagiaires, qu'ils soient chrétiens ou musulmans, moi je reste discrète sur le sujet... je ne l'aborde pas tout simplement, ce n'est pas ma mission... elles, sont militantes actives de l'athéisme. A mon sens elles manquent de réserve sur les sujets religieux ou politiques, elles  suggérent même aux jeunes une attitude "révolutionnaire", ce qui me laisse plus que perplexe ? je demande gentiment et sur le ton de la plaisanterie à ma collègue si elle a créé un module sur le sujet ?  je me rends compte assez rapidement qu'une grande partie de l'équipe est composée de militants socialistes. Une certaine connivence règne du fait des réunions auxquels ils assistent en dehors de l'école.
Les jeunes sont "tenus" par le fait qu'ils sont rémunérés un faible pourcentage du SMIC et que l'établissement est en mesure de les en priver, ils subissent par ailleurs une énorme pression pour trouver du travail. Mes deux collègues s'entendent bien et sont déjà habituées à travailler ensemble depuis quelques mois, le chiffre trois n'est pas le plus évident, nous ne disposons que de deux ordinateurs pour trois.
La concorde s'annonçant assez aléatoire, je leur propose de prendre en charge la partie expression orale du français, qu'elles n'ont, je vois, pas abordée, hormis en entretiens particuliers de soutien, en position assise toujours. Je suis spécialisée dans la pédagogie du jeu dramatique, c'est donc pertinent. Le coordinateur accepte la proposition tout en précisant bien, que si cela peut être une dominante, nous travaillons indifféremment de concert quand même. Nous effectuons 35 heures de travail hebdomadaire, une partie consacrée à l'enseignement, une partie à la conception des modules, et l'autre au suivi en entreprise des stagiaires. Le salaire est bon, le travail est très dense et demande un gros investissement, si l'on veut le faire honnêtement... et c'est mon cas !
Je découvre la structure, nous passons de longues heures en réunion, en ce mois de juillet, j'ai comme depuis longtemps maintenant passé l'été à Paris et je n'ai pas la fraîcheur de mes collègues qui se racontent leurs voyages, j'espère que je vais tenir le coup. Les stagiaires arrivent début septembre, certains sont nouveaux, d'autres ont déjà trois mois de stage. Ils restent dans l'établissement environ huit mois jusqu'à obtention d'un emploi, c'est l'objectif, la pérènité financière de la structure en dépend.
La structure est financée par l'état en partie et par des grands groupes financiers,  les partenaires ne sont paradoxalement pas recruteurs, les jeunes doivent en fait faire eux-mêmes leurs investigations, ce réseau d'écoles "novatrices" est un fer de lance des arguments politiques d'une grosse personnalité socialiste au pouvoir, elle symbolise les efforts  réalisés en faveur de la jeunesse.
Mes premiers contacts avec les groupes se passent très bien, le théâtre est un outil fabuleux pour l'apprentissage de l'expression et de la socialisation, d'une façon ludique et néanmoins sérieusement efficace. Le groupe d'enseignants me bizute en me faisant commencer la première, seule, avec un groupe "d'anciens" qu'elles savent très difficiles. Je fais une séance d'initiation de base à l'expression dramatique : le corps dans l'espace, les prises de terre..., la respiration, la voix, l'écoute, le langage corporel, c'est nouveau, nous alternons les temps de concentration avec des temps de franches rigolades. A ma sortie, je perçois une certaine déception chez mes collègues, de la curiosité aussi, ce n'est pas souvent qu'on rit de bon coeur à l'école, à part pour les chahuts, je me fais la plus humble et discrète possible mais je pressens les difficultés qui s'esquissent. Je voudrais bien garder cet emploi, mais j'ai une déontologie... une éthique.
Je passe sur beaucoup de choses qui ne me plaisent pas franchement... l'une de mes collègues est iranienne, je comprends sa préoccupation concernant son pays, mais j'ai du mal lorsque le premier texte abordé avec questions de compréhension du texte, est un article de journal dénonçant le trafic d'organes en Iran, moi-même, je veux bien être informée, mais c'est tellement horrible que j'ai du mal à rester longuement sur ce texte, or on leur demande des analyses de phrases,  on leur pose des questions de compréhension, c'est presque du style : "Combien de reins ont été volés à la population iranienne en un an ?" et j'exagère à peine ! c'est sordide ! Le deuxième texte concerne la folie d'une femme, pas franchement gai non plus ! proposé par ma deuxième collègue, que je commence à observer avec une certaine attention !
J'assume tant bien que mal de faire travailler les stagiaires sur ces modules, je vois ces pauvres jeunes se plier la mort dans l'âme à l'exercice et je n'aimerais franchement pas être à leur place !
L'une de mes collègues me demande de prendre une des stagiaires à part pour la faire lire à voix haute, je m'exécute... au bout de dix minutes la stagiaire, intimidée, a beaucoup de difficultés à lire commence à suffoquer, je m'aperçois alors qu'elle commence une crise d'asthme... je cesse la séance et ne comprends pas bien que l'on m'ait demandé cela ? j'interroge ma collègue qui me dit : "Ah ! tu vois, elle ne devrait pas être là !"... je trouve cela cruel ?
Branlebas de combat dans l'école, aujourd'hui, les personnalités politiques arrivent avec les médias : FR3 et radios... le service de sécurité s'installe autour de l'école et examine les bâtiments.  Au milieu de la matinée, je suis en cours, arrive Monsieur X, légèrement maquillé (!!!) qui me sert la main vigoureusement, puis aux élèves qui sont très impressionnés : ils ne l'ont vu qu'à la télé ou en photo!!! l'équipe de FR3 me demande si ils peuvent me filmer en exercice, je m'empresse d'aller chercher ma collègue qui en est ravie, arguant du fait que plus ancienne c'est à elle de passer à la télé... en réalité : j'ai honte : je me planque dans la salle des profs ! un cocktail est offert, le lendemain c'est l'effervescence d'être passé à la télé au journal de treize heures...
Le lendemain nous recevons la visite, en tant que projet "pilote", de travailleurs de l'insertion d'autres structures, nous exposons nos méthodes "révolutionnaires" (!!!) répondons aux questions, puis nouveau cocktail, je suis assaillie par des formateurs me demandant le montant de mon salaire et qui me demandent si je sais si l'école recrute... aucunes questions sur la pédagogie... j'ai observé que les plus incrédules, heureusement il y en avait ! sont bien vite partis à l'issu d'une démonstration dont je rougis encore : le directeur s'exclamant : "Notre méthode : c'est lève toi et marche !".
Après ces démonstrations communicatives, retour au quotidien : les modules n'étant pas tous prêts loin s'en faut, c'est un énorme travail, je bosse avec passion à la recherche de textes, la création d'exercices, j'y travaille le soir. L'école n'a pas de bibliothèque, seulement des ordinateurs, je choisis donc dans ma bibliothèque personnelle des livres et les amène pour les faire lire à voix haute. Parmi eux des bons ouvrages de littérature française, africaine, américaine, de la poèsie, des contes, de niveaux de difficultés inégales, l'une de mes collègues est sceptique, cela ne va pas les intéresser... je partage en introduction mon amour des livres aux jeunes, et comme je le pressentais le plus dur des durs d'entre eux choisi "Vol de nuit" de Saint Exupéry, et me demande de le lui prêter, comble de la politesse, me le ramène l'ayant fini, en m'en demandant un autre, je lui prête un livre de Chester Himes. Suite à cette séquence, les jeunes lors de la réunion hebdomadaire de tous, demandent la création d'une bibliothèque, devant la surprise de l'équipe pédagogique : "mais comment ? ils aiment les livres ?", le projet est voté, mais non soutenu, voyant que je suis à l'origine de cette idée, je vois que je commence à être "mal vue".

J'ai beau essayer de me faire discrète, il m'est impossible de ne pas exister ! de plus lors de la réunion, l'une des stagiaires fait remarquer alors que tous parlent en même temps : "Stop ! rappelez-vous ce que nous a montré Edwige ! la communication c'est de la parole et... de l'écoute !" : un ange passe... je manque de disparaître sous la table !
Pendant qu'une partie des stagiaires est en entreprise, les autres sont au centre, il y a rotation. L'équipe pédagogique déjeune au restaurant, les jeunes ont une cuisine équipée d'un micro onde, la plupart mange un kebbab tous les jours, quelques uns se passent de déjeuner, boivent un café. Cela me gêne...
En début d'après-midi, je vois arriver une jeune affolée et dans un état d'angoisse intense, je lui demande ce qui lui arrive, elle me confie qu'elle n'a pas trouvé de stage. Je m'enquière de son cas auprès de sa référente, elle me dit : "ah oui ! c'est normal elle cherche un stage d'hôtesse dans les hôtels, mais avec les matchs de foot, c'est pas la bonne période !", je retourne vers la jeune fille, elle est jolie, la voyant arriver j'avais remarqué sa fine beauté et une certaine grâce, là elle a une tension oculaire si vive que ses yeux semblent sortir de ses orbites ! Je la rassure et la déculpabilise en lui expliquant que ce n'est pas de sa faute, j'ai alors bien du mal à la retenir d'aller faire un scandale... la situation devient vraiment difficile pour moi, mais je ne pouvais pas la laisser souffrir et culpabiliser ainsi et je comprends sa révolte, je dirais même que je la partage ?
Le lendemain "Salima", me tend une lettre, c'est une jeune fille plutôt costaud physiquement, assez garçonne, et qui a de gros problème familiaux et de violence, il paraît qu'elle a étalé trois personnes sur le trottoir de la Goutte d'or dans le quartier de Barbés, elle est en sursis d'emprisonnement. Je trouve deux ou trois réparties bienveillantes mais musclées pour lui inspirer le respect, elle adopte un comportement intéressé et respectueux avec moi, pas besoin d'être très psychologue pour comprendre que son problème vient de sa mère ?!!!, reviennent souvent dans ses réflexions le mot de "victime", qu'elle associe à féminin ? un jour qu'elle refuse de passer le balai alors que c'est son tour, pour ramasser les mégots qui envahissent la cour, je le lui prends des mains et balaye moi-même lui disant sur le ton de l'humour : "alors ? j'ai l'air d'une victime là ? viens me le dire !" et brandissant le manche du balai en riant je fais mine de l'attendre... à cet instant je sens que j'ai gagné avec elle ? elle passe alors le balai en riant.
Je résouds les problèmes de discipline en faisant des expériences de délégation de pouvoir et d'évaluation avec eux et cela marche très bien... ça les passionne même !


Un jeune garçon presque obèse et très timide sort en grande partie de sa timidité, en une séance de jeu dramatique : je propose un jeu théâtrale style western, où il doit braquer avec deux revolvers un patron pour obtenir un emploi, le rôle du patron est joué tout d'abord par un petit braqueur réel (!!!) de Barbés, j'attribue tout d'abord le rôle de patron au timide, il est assis derrière un bureau, en relative sécurité donc, mais quand même en représentation, le braqueur joue son rôle à la perfection (!!!), puis j'inverse les rôles... je lui fais travailler la démarche, lui montre comment son poid alors est un atout, je lui fais rouler les mécaniques, les autres l'encouragent, quand il uitte la séance il ne marche plus pareil !!! quelques temps après : il quitte le stage, il vient d'être recruté comme comptable dans la même rue que l'école. Si vous voyiez le sourire qu'il me fait lorsque je le croise !

Un après midi suite à une violente altercation avec un collègue qui veut à toute force la faire mettre en jupe et chaussures à talons pour se présenter comme apprentie esthéticienne dans un institut de beauté (!!!), Salima me tend une lettre me disant "Je vous la donne à vous, car je crois que peut-être vous me comprendrez, avec un air agressif", elle fait part dans la lettre d'une grosse envie de mourir, elle s'en prend aux professeurs les décrivant comme des hypocrites semblant leur tendre la main, mais qui ne sont en fait que des "manchots". Je lui dis très brièvement que je l'ai lue sans aucun autre commentaire...
Voyant le manque d'ordre dans lequel sont créé les modules un peu au coup par coup, j'entreprends alors de faire du rangement. Je m'aperçois que les temps des verbes ne sont pas étudiés dans leur globalité, je suis assez surprise ? J'interroge donc mes collègues, le présent est abordé au début, le passé quelque jours après, mais pas de trace de modules sur le futur ? L'une d'elle me répond alors : "Non, il n'en ont pas besoin !", "comment ça pas besoin ?", "Non, ils utilisent le futur proche : demain je vais chez ma mère". Je suis sidérée ! Mais alors comment peuvent-ils dérouler un récit ? je prends soin de nuancer ma réaction : peut-être ont-elles raison ? diplomatie...
Je me confie à la psychologue, l'école a en effet une jeune psychologue à mi-temps qui reçoit les stagiaires, soit parce qu'ils en font la demande, soit parce qu'il est décelé chez eux un problème. Celle ci me dit qu'en effet elle n'adhère pas à l'ambiance et aux procédés pédagogiques de l'école, mais qu'elle ne peut se permettre de contrer l'orientation au risque de perdre son emploi, elle vient d'avoir un enfant et de contracter un crédit pour sa voiture...  je la vois en effet arriver le matin avec une "Picasso" beige flambant neuve.
Dès le lendemain matin je suis convoquée dans le bureau du directeur de l'école. Il m'explique que mes collègues mettent en doute mes compétences ainsi que mes capacités à travailler en équipe : "En fait vous n'êtes pas compétente ?" Je lui explique brièvement les choses, il ne semble pas particulièrement intéressé par mon exposé. "Bon écoutez, mettez vous d'accord avec vos collègues, il n'est pas question que je doive encore procéder à un recrutement ! elles vous attendent pour une réunion". "Bien Monsieur, message reçu Monsieur ! je vais essayer !".
A mon retour dans les locaux, mes deux collègues m'entraînent dans la salle de la psychologue. C'est une petite salle sans fenêtres au centre de l'étage. Elles trônent toutes deux derrière le bureau et la mine qu'elles arborent n'est pas précisément bienveillante. Je me sens vraiment dans la peau d'une élève qui va se faire sermonner, une belle occasion de mieux comprendre les jeunes ?
Leur entrée en matière n'est pas très accorde, elles tentent de justifier de leur façon de procéder, mais bien vite à court d'argument me disent : "Ah ! c'est docteur Freud !",  je vois bien que je suis dans une impasse... leur conclusion est sans appel et terriblement haineuse :  "Edwige, soit tu te plies à nos méthodes, soit tu pars...". Bien que solide, je ressors de la salle tremblante et épuisée. Là j'ai compris, il me semble impossible de rester... tant pis, je brave l'interdiction : je fais donc le module sur le futur et le conditionnel et le soumets aux jeunes. A ma grande surprise, il flotte dans la classe comme un atmosphère de grande libération, les phrases écrites sont très émouvantes, certains ont les larmes aux yeux, l'un deux écrit une phrase qui me laisse bouche bée : "C'est l'histoire d'un professeur qui travaille très tard le soir car il voudrait bien aider ses élèves à s'en sortir...", je prends la phrase en plein coeur ! j'ai moi-même une grande envie de pleurer... (en l'écrivant aussi !).
Entre deux couloirs un jeune m'interpelle : "Madame, Madame, pouvez-vous lire mon texte, Madame Machin ne comprend rien !", hélas pour moi Madame Machin, dans le couloir, pas loin, a tout entendu ! et elle me jette un regard qui ne présage rien de bon. Je renvoie le stagiaire à son professeur gentiment lui disant de s'expliquer avec elle. Le lendemain matin à mon arrivée, on me signifie une nouvelle convocation chez le directeur, il me remercie, il est mis fin à ma période d'essai. Le mois de salaire à venir me sera payé, je suis "encadrée" pour récupérer mes affaires, de peur sûrement que je ne dévoile la vérité aux stagiaires ou à mes autres collègues concernant mon départ.
Une année après je rencontre Salima dans le métro, elle est radieuse, elle a trouvé un emploi chez EDF, elle me dit qu'il leur a été dit que j'avais démissionné, qu'ils ne l'ont pas cru, que la psychologue est partie peu après moi... elle est un peu triste de me savoir sans emploi...

Voilà... j'espère ne pas avoir fait des fautes de français... je semble peut-être manquer de modestie dans ce témoignage ? je m'entends souvent dire : "Mais pour qui tu te prends, à vouloir ainsi tout réformer!", ont-ils raison ? je ne suis ni capessienne, ni agrégée de lettres... ce qui m'a semblé le plus grand manque dans cette école et au sein de cette équipe et de beaucoup que j'ai "traversées"... c'est le manque d'intelligence du coeur... et ça : c'est donné à tout le monde... même si j'en manque sans doute aussi parfois, je ne suis pas parfaite...

  • Je n'avais pas lu ce témoignage, merci à celui qui l'a mis en coup de coeur...
    Effectivement le récit est poignant car il est complet. On y retrouve les parrainages qui ne sont que des opérations communication, le prosélytisme plus ou moins assumé des militants, mais surtout la détresse des élèves comme des enseignants devant des situations de crise. Mais comment expliquer à des gens comment s'en sortir et gagner de l'argent quand leurs formateurs sont eux-mêmes mal rémunérés? Et dans un pays où un plombier gagne plus qu'un ingénieur? Mon réflexe à la place de ces jeunes serait de dire : "tais-toi, toi qui a eu la bétise d'apprendre".

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Photo 3

    mathieuzeugma

  • ... le fond du problème à mon sens, concernant cette structure, cette citation de René Char : "Faute de capitaine à la barre ce sont les rats qui le dirigent"

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Merci beaucoup pour ta lecture et pour ton commentaire Drhache. Tu as raison dans le sens où ces problèmes mettent en jeu l'ensemble des structures de notre société. Ici, il ne s'agissait pas d'une structure de l'éducation Nationale, mais d'une sorte d'école de rattrapage semi publique, qui va dans le sens d'une privatisation de l'insertion. Pour répondre à ta question, j'ai fais tout mon possible pour conserver cet emploi, mais par ma simple existence, des évènements indépendants de ma volonté se déroulaient. Je pense que le coeur se ressent même si il ne s'exprime pas peut-être ? et comme me le disait une très vieille dame de mon quartier à l'esprit tolérant et extraordinairement ouvert, ce qui fait le plus défaut aujourd'hui : c'est la jugeote ?!!! tout simplement !!! Bien amicalement !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Très bon texte, et bien agréable a lire ce qui ne gâte rien ( sauf que la fin des pages est coupée pour moi). Il est clair que l'éducation nationale est très rigide et dogmatique dans ses approches, probablement parce qu'elle estime qu'il faut cela pour gérer une population et un sujet aussi pharaoniques. Une question cependant. Estimes tu que tu aurais pu te comporter différemment sans te trahir ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Default user

    drhache

  • Juste ajouter qu'il y a bel et bien un futur, reste à en définir la substance, les choses changent tellement vite dans notre siècle...

    · Il y a environ 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Un témoignage que j'ai lu avec une grande attention. Il est poignant ton texte et tu me fais penser à l'héroine de "pause café" pourtant ton témoignage date de 2007. C'est dire l'immobilisme qui règne. J'avais acheté à une braderie du SPF "Vol de nuit" de Saint Exupéry que je n'ai jamais lu, lorsque j'aborderai cet ouvrage, j'aurais une pensée émue pour toi. Merci Edwige !

    · Il y a environ 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Bravo et merci pour ce témoignage Edwige. L'égo, l'orgueil mal placé, l'ambition personnelle, la jalousie, l'incompétence, la pédanterie... personne ne vote plus mais tout le monde fait sa petite politique. Bref, un beau paquet de merde à (re)mettre en cause pour qu'une équipe avance dans le même sens. Tu as eu bien fait de mettre ce texte en ligne.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Soir e jazz 58

    luc--2

  • Tu méritais bien mieux, et je suis bien d'accord avec toi. Mais tu as bien des atouts pour te réaliser !

    · Il y a environ 13 ans ·
     aditcarno orig

    caditcarno

  • J'ai mis un peu de temps à lire ton texte... parce qu'il résonne trop fort. Mais ce témoignage est tellement, tellement vrai. Merci Edwige.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Pour l'intelligence du coeur, il n'y a pas d'école.

    · Il y a environ 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Très beau témoignage. Des gens biens se battent pour apporter des projets constructifs et il leur manque souvent l'essentiel, du soutien.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • Très clair,très vrai.Ce qui est terrible,c'est le nombre de parasites qui gangrènent ces structures.

    · Il y a environ 13 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

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